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Marcel Mouloudji


Il a chanté l’amour, l’abandon, l’amitié, l’humanité, sa jeunesse ballotée, lui l’enfant des faubourgs, issu d’un milieu ouvrier, que rien ne prédestinait à se faire adopter par le gotha culturel parisien de l’entre-deux guerres, puis de l’après-guerre. Conforme à l’engagement pacifiste dont il fit preuve toute sa vie, sa façon unique de mener carrière tant dans le cinéma que la chanson fut le reflet de son authenticité et de son humilité. Naturellement, l’écoute de ses textes procure un sentiment de proximité. L’auteur puise dans son enfance de fêlures et son parcours bosselé. Empreintes de la mélancolie et de la nostalgie qu’éprouvent les accidentés de l’amour, ses chansons ont vite touché le public et traversent encore les décennies.

Pour le centenaire de sa naissance, celui qui fut trop peu célébré de son vivant, ainsi qu’après sa disparition en juin 1994, semble redécouvert à l’aune d’un talent rare : sa faculté à chanter les textes de poètes comme Boris Vian ou Jacques Prévert, ainsi que son empathie qui le poussa à s’investir pour les autres, tant dans la musique qu’à travers ses positions politiques.

Comme un p'tit coquelicot, Le Déserteur, Un jour tu verras, Mon pote le gitan, Faut vivre, Que le temps passe vite, Le bar du temps perdu… Il n’est pas trop tard pour (re)découvrir son répertoire d’une simplicité apparente, qui croise des chansons populaires, intimistes et réalistes. En résistant à l’épreuve du temps, ses titres se font le trait d’union entre les classes sociales et les générations, de Charles Trenet à Renaud. Ni ancien, ni moderne, Mouloudji mena une vie intense et pleine de rencontres. Son succès, il l’a construit grâce à un talent inné et un instinct créatif rare, qui permettent à son œuvre de garder son émotion et sa pertinence intactes.

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NÉ D’UN MILIEU MODESTE


Marcel Mouloudji voit le jour le 16 septembre 1922 dans le 4e arrondissement de Paris. Son père, Saïd, est originaire d’un village de Kabylie. Après avoir quitté l’Algérie française, il travaille comme maçon à Paris. C’est là qu’il rencontre son épouse, Eugénie Roux, une Bretonne catholique pratiquante, qui travaille comme aide-ménagère.

Le petit Marcel grandit dans le quartier des Épinettes, dans le 17e arrondissement de Paris, aux côtés de son frère aîné, André. De santé fragile, souvent malade, celui-ci recueille la préférence de leur mère, provoquant un déséquilibre affectif que Marcel ressentira douloureusement. La famille déménage souvent, et s’installe dans un quartier populaire du 19e arrondissement, non loin du parc des Buttes-Chaumont. La famille vit dans une seule pièce d’un immeuble insalubre. Les quatre partagent le même lit jusqu’à ce que les garçons grandissent et disposent d’un lit pour eux deux.

Marcel suit sans grande passion ses études, se contentant d’apprendre à lire et écrire. Doux rêveur, il ne supporte déjà pas l’autorité que l’école implique. Il préfère nettement quand la cloche sonne, signe qu’ils peuvent son frère et lui, rejoindre les copains du quartier et échapper à l’ambiance familiale pesante.

LE GAMIN DU PARIS POPULAIRE

Dans les quartiers de l’est parisien où il grandit, Marcel découvre les chanteurs qui passent à la radio ainsi que tous les artistes qui se produisent dans les petites salles. Cette attirance naturelle se fraye une voie médiane entre les deux axes d’éducation que son frère et lui reçoivent de leurs parents. Par leur mère, ils suivent une éducation catholique, du baptême jusqu’à la communion. Tandis que leur père les emmène régulièrement aux réunions du parti communiste dont il est membre, ainsi que dans des meetings politiques. Marcel n’en fait pas vraiment mystère : c’est bien volontiers vers le communisme que ses affinités penchent alors nettement.

À l’adolescence, son père l’inscrit avec son frère aux Faucons rouges, une organisation de jeunesse proche de la SFIO, l’ancêtre du Parti Socialiste, animée par des éducateurs issus de différents courants du monde ouvrier. À la Maison des syndicats de la Grange-aux-Belles, ils assistent aux spectacles des troupes de la Fédération du théâtre ouvrier de France, notamment le groupe Octobre, devenu pépinière de jeunes talents. Le poète Jacques Prévert y est actif, et deviendra pour Marcel un ami et une influence majeure en matière d’écriture de textes de chansons. Dans cette famille d’adoption, il fait une autre rencontre déterminante, celle de Marcel Maillot, directeur des colonies de vacances du Syndicat du livre et du papier. Toujours à l’affut de talents artistiques à révéler, celui-ci encourage les deux frères à chanter. Ils entament un numéro de duettistes que Marcel finit par continuer seul à partir de 1932. À 11 ans, il surmonte son trac face au public grâce aux frissons que provoque en lui la montée sur les planches.

L’ÉVEIL AU MONDE INTELLECTUEL

Dans le sillage du groupe Octobre, Marcel se produit parmi les spectacles organisés lors de réunions de partis ou de syndicats à la Grange-aux-Belles. Avec son frère, il y monte sur scène pour interpréter une poignée de chansons parmi lesquelles Turlututu, issue du folklore limousin, chantée en patois.

Dans ce lieu bouillonnant, il rencontre le metteur en scène de théâtre Sylvain Itkine, qui travaille entre autres au sein d’une organisation de loisirs pour les ouvriers. En 1934, c’est lui qui conseille à Marcel de rencontrer Jean-Louis Barrault qui cherche alors un enfant pour l’un de ses spectacles. Le rendez-vous est pris avec son frère dans l’atelier du metteur en scène. Marcel est engagé et s’installe durant quelques mois chez lui. C’est l’occasion de multiplier les rencontres au sein du milieu artistique parisien et de participer à la vie culturelle associée au Front populaire. Au contact d’autant de personnalités - Marcel Duhamel, Yves Allégret, Sylvia Bataille, Jean-Paul Le Chanois… - et d’effusion intellectuelle, Marcel découvre de nouvelles perspectives à la vie. La possibilité de mener une carrière artistique se transforme peu à peu en évidence pour le garçon.

Mais quand André est renversé par un taxi, la santé mentale de sa mère se détériore. Ses crises à répétitions se soldent par une tentative de meurtre évitée de justesse par l’intervention de policiers et d’infirmiers. En 1934, elle finit par être internée en maison de santé dont elle ne sortira qu’en 1950. Une séparation déchirante pour Marcel.

DU THÉÂTRE AU CINÉMA

Encore hésitant quant à l’orientation de sa carrière, le jeune Mouloudji se laisse volontiers convaincre par le théâtre. Au contact de grands du métier qui croient en lui, comme Barrault ou Charles Dullin, il apprend et progresse vite. Avec son frère, ils dorment entre l’atelier de Barrault, le domicile de Robert Desnos, l’atelier de Maurice Baquet ou encore l’appartement de Marcel Duhamel, futur éditeur de la collection Série Noire. Marcel y découvre des auteurs de cette riche bibliothèque ainsi que quelques classiques du jazz américain. Le couple Duhamel se soucie de l’éducation des Mouloudji et les inscrit à l’École du spectacle où sont enseignés le chant, la danse, la musique, l’acrobatie… Duhamel joue le rôle d’imprésario et Marcel se plait dans cette nouvelle famille de la rive gauche qui contraste avec le milieu ouvrier de son père, dont il souhaite s’extraire.

A 14 ans, il est invité par Prévert pour jouer dans Le Tableau des merveilles, avant que le poète le dirige vers le cinéma. En 1936, Marcel y décroche ses premiers rôles : d’abord dans Jenny, toujours par l’entremise de Prévert, auteur des dialogues du film dans lequel le garçon de treize ans et demi joue un jeune chanteur des rues. Viennent ensuite La Guerre des gosses, premier film adapté du roman La Guerre des boutons.

Formé par Charles Dullin via des cours au Théâtre de l’Atelier, Mouloudji lance dès lors sa carrière cinématographique, à l’affiche de Claudine à l’école, adapté d’un roman de Colette. En 1938, il interprète l’un des principaux rôles des Disparus de Saint-Agil de Christian-Jacque, début d’une filmographie qui s’enrichira jusqu’au début des années 60 au rythme d’un à deux rôles par an.

PARIS, TREMPLIN DE TOUS LES POSSIBLES


La Seconde Guerre mondiale vient bouleverser le cours de sa vie. Avec le groupe Octobre, il rejoint vite Marseille, alors en zone libre, où il fait la connaissance du chanteur Francis Lemarque. Après quelques mois, il retourne à Paris vivre en semi-clandestinité afin d’éviter le Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne. Après une rencontre au Café de Flore, il entre dans l’entourage de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre qui l’incitent à persévérer dans l’écriture. Par l’intermédiaire de Jean Cocteau, il chante au Bœuf sur le Toit et découvre le milieu artistique du quartier de Saint-Germain-des-Prés.

Vers 1947, Mouloudji se met à la peinture. Acteur, comédien, peintre… cet artiste polyvalent compte déjà de nombreuses cordes à son arc mais décide de se consacrer au chant sur les conseils de Lola, alias Louise Fouquet, rencontrée en 1943 et devenue son épouse à la Libération. Dans le Paris de l’après-guerre, Saint-Germain-des-Prés voit son paysage musical se transformer. Les cabarets, qui jusque-là swinguaient aux sons du jazz ou des musiques des Caraïbes, accueillent une nouvelle vague tricolore portée sur la chanson.

Je n'ai aucune imagination, je raconte dans mes textes ce que je vis, tout simplement
Marcel Mouloudji

DE LA SCÈNE AU STUDIO

Patronne du cabaret le Gipsy’s, Mireille lui demande de monter un opéra-bouffe. C’est ainsi qu’il effectue ses débuts en tant que chanteur, en interprétant trois titres. De 1948 à 1951, il chante Boris Vian et Jacques Prévert dans des caves du quartier Saint-Michel et des cabarets de Saint-Germain comme le Méphisto, la Rose Rouge, l’Arlequin ou l’Échelle de Jacob. Sa timidité le pousse à se produire dans des quartiers éloignés afin d’échapper aux regards connus, comme Montparnasse à L’Éléphant Blanc, ou vers les Champs-Élysées, Chez Carrère.

Sa femme Lola prend alors en main la gestion de sa carrière. Activité qu’elle continuera jusqu’en 1969, soit encore douze années après leur séparation. En 1951, il enregistre ses premiers 78 tours, où figurent Si tu t’imagines (texte de Raymond Queneau), Barbara (texte de Prévert), Rue de Lappe (texte de Francis Lemarque) et Le Général. Les représentations sur scène et autres concerts se succèdent dans des salles comme Les Trois Baudets et Bobino. Sur les bons conseils de Léo Ferré, il adhère à la Sacem en qualité d'auteur stagiaire le 13 septembre 1951 et de compositeur stagiaire le 19 décembre 1952.

Agent artistique et patron des Trois Baudets, Jacques Canetti lui fait enregistrer pour les disques Philips Comme un p’tit coquelicot qui devient, en 1953, son plus grand succès, réussissant le tour de force de plaire au public intello de la rive gauche et à une frange plus populaire. Avec ce titre, il obtient le Grand Prix du disque 1953 et le prix Charles-Cros en 1952 et 1953. Succès qu’il prolonge avec Un jour tu verras dont il écrit les paroles, chanson destinée à l’un des sketches du film Secrets d’alcôve. Vient alors le temps de la consécration alors qu’il se produit régulièrement sur la scène de Bobino, qui deviendra sa salle fétiche.

D’INTERPRÈTE À AUTEUR

La fin des années 50 voit coïncider sa volonté de se consacrer à la musique avec l’envie d’écrire ses propres textes, lui qui a chanté Raymond Asso, Boris Vian, Sacha Guitry, Jean Giraudoux, Françoise Sagan, Charles Trenet, Jean Cocteau ou Bernard Dimey. Il devient sociétaire définitif de la Sacem le 28 mars 1962 et signe sur le label Vogue. Cette période correspond à un retour très réussi pour lui, l’amoureux de Tino Rossi, de Trenet et du jazz, qu’on aurait pu penser désuet en ces années qui font la part belle à la nouvelle génération pop et yé-yé. Par ses influences bien digérées et sa personnalité artistique naturellement affirmée, force est de constater qu’il traverse le temps sans encombre et peut même s’en amuser d’un regard détaché et lucide sur la chanson Les Beatles de 40 (1965) :

« Nous, les Beatles de 40
Les James Bond de 14-18
Nous, les yé-yé de l'armistice
Nous, les Johnny de 70
Quand on voit tous ces jeunots
Avec leur vent dans le dos
Qui nous poussent vers l'hospice
On se dit que c'était bien la peine
D'aller leur regagner l'Alsace et la Lorraine
Quand on est jeune on est chien
On croit qu'on n'a pas de faille
Et puis on passe la main. »

Devenu méfiant à l’égard de l’industrie du disque, il créé en 1964 son propre label sous la forme d’une coopérative ainsi que sa société d’édition. Cette indépendance lui permet de chanter au gré de ses envies, et de renouer avec le succès à travers des titres nés de sa collaboration avec la compositrice Cris Carol comme Les Beatles de 40 ainsi que L'Adagio du Pont Caulaincourt (1968) ou Faut vivre (1973). D’autres petits succès suivront, cette fois sur des compositions de Gaby Verlor : Merci (à la vie) (1974), Que le temps passe vite (1975) et Le bar du temps perdu (1977).

Ses sociétés lui permettent aussi d’aider des artistes à se lancer, parmi lesquels le chanteur folk néo-zélandais Graeme Allwright dont il produit le premier album, Le Trimardeur, en 1965. Pol Serge, Jean-Claude Drouot, Catherine Paysan, Hélène Martin ou encore Jacqueline Huet s’ajoutent à la liste des productions Mouloudji. Les revenus qu’il tire de son activité musicale ne rivalisent toutefois pas avec ceux du cinéma, et Marcel ouvre un temps un salon de coiffure.

L’ÉCRIVAIN PROLIFIQUE

Durant sa jeunesse, la fréquentation du monde littéraire semble lui donner des ailes et surtout, une plume. Fin 1944, alors qu’il n’a qu’une vingtaine d’années, Mouloudji écrit une première autobiographie, Enrico, dans laquelle il évoque sa vie en clandestinité durant la Seconde guerre mondiale. À la Libération, le livre reçoit le prestigieux Prix de la Pléiade. Fier de cette récompense, Mouloudji poursuivra l’exercice et prendra plus tard l’habitude de relater ses souvenirs dans des ouvrages aux titres souvent évocateurs : Un Garçon sans importance (1971), Le Petit invité (1989) ou encore La Fleur de l'âge (1991). Au crépuscule de sa vie, alors qu’il ne peut plus chanter, il se lance dans un ultime chapitre autobiographique, Le Coquelicot, publié en 1997 à titre posthume.

Marcel a aussi signé des romans comme En souvenir de Barbarie (1945), La Grande sortie (1951), La Guerre buissonnière (1959), Le Petit vaincu (1963) et Le Pied-à-terre (1977).

NE DITES PAS ENGAGÉ MAIS POLITISÉ !


« Catholique par ma mère,
Musulman par mon père (…)
Royaliste par ma mère (…)
Communiste par mon père »

En 1970, Mouloudji chante dans Autoportrait la somme de sa construction personnelle. Qu’il se soit inscrit dans un héritage paternel ouvrier militant et se soit fondu dans des organisations politiques ou syndicales de gauche, c’est une évidence. En revanche, à ses yeux, pas question de se définir comme engagé. Selon lui, ce n’est pas la place de l’artiste, dès lors que ce dernier vit de sa musique. Une nuance de taille, qui rappelle sa volonté de s’afficher pacifiste et non antimilitariste.

Outre des textes contestataires comme Allons z'enfants, autre reprise de Vian qui lui permet à nouveau d’attaquer l’institution militaire, c’est à travers ses choix de projets, tant studio que scéniques, qu’il marque son attachement à ses principes sans se plier aux modes en vigueur dans la chanson française de l’époque, dont il se tient de plus en plus à l’écart. Ainsi, en 1970, il participe à l’album La Commune en chantant dédié à l’insurrection révolutionnaire de 1871, puis deux ans plus tard à l’album et au spectacle Balades et complaintes syndicalistes – Le chant des ouvriers donné à la Mutualité de Paris puis à la Bourse du travail de Lyon. En 1974, on le retrouve sur un album consacré aux chants et poèmes de la Résistance et à l’affiche d’un gala de soutien à la gauche chilienne. À la fin de cette même année, il se joint au spectacle musical sur les minorités imaginé par Jonathan Karmon et écrit par Jacques Lanzmann, Comme la neige en été. À ses côtés, Régine, Nicole Croisille, ainsi que sa dernière compagne, la comédienne Liliane Patrick. Enfin, quelques mois avant sa disparition, il trouvera la force de chanter dans la Sablière de Châteaubriant où vingt-sept otages communistes furent fusillés par les nazis en 1941.

« LE DÉSERTEUR », UN CLASSIQUE… NON SIGNÉ MOULOUDJI !

Si Le Déserteur reste à jamais liée au nom de Marcel Mouloudji et au scandale qu’elle occasionna, c’est qu’il en fut le premier interprète. La chanson fut écrite en février 1954 par Boris Vian sur une musique que ce dernier composa avec Harold B. Berg. Cette année-là, la France est engagée dans la guerre d’Indochine tandis qu’un autre conflit se prépare en Algérie. Ce texte antimilitariste est écrit comme une lettre adressée à « Monsieur le Président » de la République par un homme ayant reçu un ordre de mobilisation. Il explique qu’il ne souhaite pas partir en guerre du fait des décès survenus dans sa famille et qu'il ne veut pas « tuer de pauvres gens ». Il révèle son intention de déserter pour vivre de mendicité tout en incitant à suivre son exemple.

Afin d’obtenir un texte à la portée plus pacifiste qu’antimilitariste, Mouloudji en modifie des passages avec l'accord de Boris Vian. « Monsieur le Président » est remplacé par « Messieurs qu'on nomme grands » et « ma décision est prise, je m'en vais déserter » par « les guerres sont des bêtises, le monde en a assez ». Quant aux deux derniers vers (« Que je tiendrai une arme, et que je sais tirer »), ils deviennent « Que je n’aurai pas d’arme, et qu’ils pourront tirer ». Pas question pour Marcel de tenir une arme, y compris pour soutenir sa cause.

Double pied-de-nez, il chante Le Déserteur pour la première fois sur la scène du Théâtre de l’Œuvre à Paris, le 7 mai 1954, jour de la chute de Diên Biên Phu, une défaite qui marqua la fin de la guerre d’Indochine. Il l’enregistre en studio une semaine plus tard mais ses paroles moins polémiques n’empêchent pas le Comité d'Écoute Radiophonique d’interdire sa diffusion, tandis que le maire de Dinard, Yves Verney, enverra des manifestants perturber sa tournée. C’est ainsi que la chanson Le Déserteur se voit bannie de la vente et de diffusion radio de 1954 à 1962 - à l’exception d’Europe 1 -, et n’est jouée que sur scène.

Outre Boris Vian, nombre d’interprètes s’en empareront, parmi lesquels Serge Reggiani, Juliette Gréco, Richard Anthony, Eddy Mitchell, Maxime Le Forestier, Leny Escudero, Joan Baez, Hugues Aufray, Johnny Hallyday, Renaud ou Marc Lavoine.

POUR L’AMOUR DU PUBLIC


Mouloudji cultivera toute sa vie une relation ambigüe à la scène, comme irrésistiblement attiré mais sans jamais parvenir à dominer ses émotions. Comme si, tout au long de sa vie, le trac de ses débuts ne l’avait jamais quitté. Il y revient pourtant inlassablement, y compris durant la dernière partie de sa carrière, comptant ainsi rien qu’à Paris le Théâtre de la Ville en 1970, l’Olympia pour l’émission Musicorama d’Europe 1 en 1972, le Théâtre de la Renaissance en 1974, l’Olympia en septembre 75, le Théâtre 14 en décembre 1982, le TLP (Théâtre Libertaire Populaire) Déjazet en 1986, ainsi que l’Élysée-Montmartre l’année suivante. Par ailleurs, de 1982 à 1986, il se produit à de multiples reprises en province.

En parallèle, il continue d'écrire et d'enregistrer en toute liberté, publiant des albums parmi lesquels Madame la Môme, Le Bar du temps perdu, qui obtient le Grand prix du disque en 1977, ou Comme une feuille en automne. Quant aux enfants, il leur offre en 1976 l’album Jacques Prévert chanté par Mouloudji tandis que les parents fans de musette se délectent d’une anthologie du genre intitulée Et ça tournait !, enregistrée avec l’accordéoniste Marcel Azzola.

Toujours plus à l’écart des médias durant les années 80 et 90, la scène permet à Mouloudji de poursuivre sa vie musicale tout en gardant contact avec son public. Tant qu’il le peut. Car en 1980, quand il accompagne la sortie de l’album Inconnus… Inconnues de plusieurs concerts, le rythme imposé l’oblige à un repos forcé.

UNE SANTÉ DÉFAILLANTE QUI PRÉCIPITE LA FIN

En 1986, Mouloudji remonte à nouveau sur scène jusqu’à ce qu’une pleurésie contractée l’année suivante lui endommage la voix en 1992, s’ajoutant à une tumeur du cerveau. Ses apparitions se font de plus en plus rares, jusqu’à un dernier récital près de Nancy en avril 1994, soit trois mois avant sa disparition à l’âge de 71 ans. De son parcours difficile, du décès de son frère en 1947 de la tuberculose, de ceux d’une bonne partie des grands des arts qu’il avait côtoyés et admirés, il garda toute sa vie l’angoisse de la mort, un besoin d’amour qu’il alla en particulier chercher auprès des femmes, tout en restant farouchement attaché à sa liberté.

Il passe les quinze dernières années de sa vie dans sa maison de Suresnes où un groupe scolaire porte aujourd’hui son nom. Il est enterré au cimetière parisien du Père Lachaise et laisse une œuvre trop méconnue mais que chaque génération se fait un plaisir de redécouvrir, comme lorsque son combat pacifiste ressurgit à travers une reprise du Déserteur. Ou en 2017, quand une grande enseigne de supermarché utilise dans une publicité la chanson L’amour, l’amour, l’amour pour illustrer la convivialité de ses magasins.

Quant à ses deux enfants, Grégory et Annabelle, ils transmettent avec tout leur cœur son héritage, en particulier par des ouvrages et avec un album de reprises initié en 2014 sur lequel Louis Chédid, Alain Chamfort, Daphné, Jill Caplan, Melissmell ou encore Baptiste W. Hamon, ont honoré les chansons du répertoire de l’artiste si discret de son vivant, mais dont la présence ne cesse de résonner.

Photo entrée de page © Studio Lipnitzki / Roger-Viollet

L'auteur

Pascal Bertin

Journaliste spécialisé musique, Pascal Bertin a travaillé au magazine Les Inrockuptibles. Freelance depuis 2010, il collabore au mensuel Tsugi et au cahier musique de Libération, a réalisé de nombreuses interviews pour les sites Noisey et i-D de Vice France ainsi que des chroniques sur France Inter et le Mouv’. Il est co-auteur du Dictionnaire du Rock, auteur du documentaire La Story d’Eminem (CStar), conseiller sur le documentaire Daft Punk Unchained, (Canal+) et co-auteur d’épisodes de la série d’animation Tout est vrai (ou presque) pour Arte.

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