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Hommage
Daniel Darc

« Quand je mourrai, j’irai au paradis.
C’est en enfer que j’ai passé ma vie »

(J’irai au paradis, 2008)

Auteur-compositeur toujours sur le fil du rasoir, Daniel Darc a traversé les décennies avec la même fureur de vivre, se brûlant maintes fois les ailes à force d’excès et d’un jusqu’au-boutisme qui aura construit son image mais déconstruit son succès. Enfant du rock’n’roll, il devient avec Taxi Girl l’un des artisans de la scène punk parisienne de la charnière 70/80, groupe qui participe à l’éclosion de la new-wave à la française avant l’émergence d’une nouvelle génération pop tricolore.

Il survit à l’implosion du groupe en se lançant en solo pour une carrière de hauts et de bas, qui rebondit enfin en 2004 avec l’album Crèvecœur. Celui-ci lui vaut une reconnaissance du public et l’entrée dans la grande cour des auteurs interprètes influents de la « chanson rock », une réussite tardive dont l’élan sera stoppé par l’usure de son corps et sa disparition en 2013, à seulement 53 ans.

Une enfance rock

Daniel Simon Rozoum voit le jour le 20 mai 1959 dans le 14e arrondissement de Paris. Ce sont ses grands-parents, lui ukrainien, elle lituanienne, qui ont francisé leur nom Razoumoff après avoir émigré en France pour fuir la révolution russe de 1917. La seconde guerre mondiale sépare le couple. Elle meurt en déportation à Auschwitz suite à la rafle du Vél’ d’Hiv’, tandis que lui et leur fils, Abraham, y échappent en se cachant en province. À la Libération, ce dernier épouse Marie-Rose, une jeune Parisienne condamnée à mort pour ses relations avec un soldat allemand, puis graciée. De cette union naît Daniel, qui gardera toujours un rapport fluctuant à sa judéité, l’ignorant ou la convoquant selon les époques et les épreuves traversées.
À la maison, Marie-Rose aime la musique, les chansons, et Daniel grandit sur les airs populaires de Tino Rossi, Charles Trenet ou Dean Martin qui passent à la radio. Quant à son père, il préfère les stations qui diffusent du jazz. Pour Daniel, le premier émoi musical survient avec l’apparition de Johnny Hallyday à la télévision. Il lui faut une guitare, un tourne-disque, en attendant la version originale de l’incarnation du rock’n’roll : Elvis Presley. Un vrai choc, tout comme l’apparition de Gene Vincent et de tous les autres pionniers.

Dès lors, la révolution musicale qui balaie les glorieuses sixties devient une obsession au point de devenir centrale dans sa vie. Coiffé comme un rocker, passant son temps à traîner avec une bande de blousons noirs dans les rues de la capitale et à vénérer les héros de son panthéon personnel, Darc élargit ses horizons tout au long des années 70. Les nouveaux groupes ne le laissent pas indifférents, pour peu qu’ils perpétuent une image de rébellion ou dégagent une odeur de soufre dans lesquelles il se reconnaît : Rolling Stones, Stooges, Doors, Blue Öyster Cult… Le mouvement punk agit comme un second détonateur et le happe comme s’il parlait de lui, parlait comme lui, à l’image de la poétesse new-yorkaise Patti Smith. New York Dolls, Television, Sex Pistols, tous charrient la même énergie incandescente que leurs ainés avec une différence notable : sans être tous de vrais musiciens, ils ont provoqué leur chance grâce à leur instinct, leur volonté, leur talent, et leur détermination à offrir une alternative au rock barbu et progressif de leurs grands frères. Pour Daniel, l’éclosion d’une scène parisienne – Asphalt Jungle, Bijou, Métal Urbain, Stinky Toys – lui ouvre la possibilité de s’exprimer. Il commence par devenir roadie pour les Guilty Razors mais ça ne suffit évidemment pas.

L'étoile filante Taxi Girl

Sur les bancs du lycée Balzac, Daniel se lie d’amitié avec des élèves qui partagent les mêmes goûts et la même envie de s’inscrire dans la musique du moment. Ils ont monté un groupe et cherchent un chanteur. Ça tombe bien, Daniel ne sait pas chanter. Mais il est animé d’une furieuse envie de s’exprimer, passionné qu’il est par la poésie punk, les auteurs de la beat generation, et le mythe du rock’n’roll à l’américaine.
1978, Taxi Girl est né, avec Daniel devenu Darc au chant, Mirwais Amadzaï dit Mirwais Stass à la guitare, Laurent Biehler dit Laurent Sinclair au chant, Stéphane Erard à la basse et Pierre Wolfsohn, fils de l’éditeur Jacques Wolfsohn, ex-directeur artistique des disques Vogue, à la batterie.

Le groupe se fait vite connaître sur la scène parisienne dont il incarne le versant after-punk. L’omniprésence des claviers donne une saveur synthétique à sa musique tandis que le charisme et les textes en français de Darc donnent une tonalité sombre et sulfureuse à ses compositions. Influencés par Kraftwerk et Lou Reed, les cinq ouvrent une brèche entre le rock grand public de Trust et Téléphone, le mouvement punk anglo-saxon et la new-wave naissante. Ils donnent leurs premiers concerts à partir du milieu de l’année dans l’euphorie des clubs parisiens comme le Palace et le Rose Bonbon qui contribuent à l’éclosion de la scène de la capitale. Ils enchaînent aussi les premières parties notamment pour Pere Ubu et Siouxsie & The Banshees.

Le 11 décembre 1979, mécontent du peu d’entrain du public lors d’un concert au Palace en première partie des Talking Heads, Darc se taille les veines du poignet pour le faire réagir en éclaboussant de sang les premiers rangs. Sa réputation est faite.

Après avoir signé un contrat avec Pathé Marconi, leur premier single, Mannequin, paraît début 1980, suivi en fin d’année de Cherchez le garçon qui devient un hit en France avec 300 000 exemplaires vendus. Les deux figurent sur un mini-album qui sort au même moment. Il devient membre de la Sacem en juin 1980.

La carrière du groupe est lancée mais les drogues, les excès et le jusqu’au-boutisme de ses membres assombrissent son image et font peur dans le milieu. D’autant qu’en juillet 1981, Pierre Wolfsohn meurt d’une overdose. Sa famille interdit aux autres membres du groupe d’assister à son enterrement. Erard quitte le groupe. À l’automne, Taxi Girl tourne en Angleterre en première partie des Stranglers dont le bassiste Jean-Jacques Burnel, qui s’est pris de passion pour leur musique, leur produira leur premier album en préparation.

En version trio, Taxi Girl publie en janvier 1982 son unique album, Seppuku. Il n’y figure aucun tube à la Cherchez le garçon au grand désespoir de sa maison de disques, mais des textes morbides dans lesquels Darc s’invente un alter-ego féminin, Vivianne Vog, et signe des chansons influencées par les polars américains, les sciences occultes et le romantisme trouble – N’importe quel soir, La femme écarlate, John Doe 85, Avenue du crime, Les armées de la nuit… le tout sous une photo de pochette signée Jean-Baptiste Mondino, sur laquelle une femme s’apprête à se faire hara-kiri. Comme si le groupe avait cherché à se saborder après que son premier hit lui ait permis d’accéder aux colonnes des magazines pour ados. Taxi Girl a beau être soutenu par les médias spécialisés et représenter la vague des jeunes gens modernes dont le magazine Actuel se fait l’écho, aux côtés de Marquis de Sade, Elli & Jacno ou Modern Guy, il en représente définitivement le versant le plus sombre.

En avril 1983, face aux divergences entre les deux compositeurs, Mirwais et Laurent Sinclair, ce dernier est viré du groupe. En version duo, Taxi Girl publie dans la foulée un mini-album, sa dernière sortie sur le label Virgin, qui ne lui offre que quatre jours d’enregistrement. Bien accueilli par la critique qui ne croyait plus en Taxi Girl, c’est un échec commercial malgré quelques titres accrocheurs (Cette fille est une erreur, Quelqu’un comme toi).

L’année suivante, l’attirance de Mirwais pour les sons synthétiques prend forme sur le single Dites le fort (nous sommes jeunes, nous sommes fiers) où le phrasé de Darc sonne presque rap, tandis que la face B, Les jours sont bien trop longs, lorgne vers l’écriture de Serge Gainsbourg. Sur le suivant, Paris, il chante le rapport amour haine qu’il entretient avec sa ville natale. Mais aucun n’obtient l’écho espéré, en partie du fait des dépendances de Darc aux drogues, qui l’empêchent d’assurer pleinement la promotion du disque.

Virgin finit par rompre le contrat et c’est sur un label indépendant que Taxi Girl sort en 1986 le single Aussi belle qu’une balle qui, contre toute attente, renoue avec le succès. Mais les problèmes d’addiction de Darc empirent et ses passages télévisés ne font que ternir davantage son image auprès du grand public. D’autant que l’époque voit la pop pétiller sur tous les écrans, depuis les nouvelles chaînes privées françaises jusqu’à celles du câble spécialement créées pour la musique comme MTV. Impuissant face à la personnalité erratique et autodestructrice du chanteur, Mirwais jette l’éponge. C’en est fini de Taxi Girl. Un mal que Darc prend pour un bien, prétextant l’avoir annoncé en face B d’Aussi belle qu’une balle.

« Je suis déjà parti,
Fais comme, si tu
Ne m’avait jamais connu,
N’en parlons plus »

(Je suis déjà parti, 1986)

La reconnaissance solo

En se lançant en solo, Daniel Darc se libère de l’image de chanteur de hit-parades qu’il déteste et ne lui correspond vraiment pas, lui qui ne jure que par le kung-fu, William Burroughs, Mishima, Elvis et Chet Baker. Mais que va-t-il devenir, lui l’auteur de génie, sans compositeur à sa hauteur ? C’est avec Jacno, moitié du duo Elli & Jacno, ancien leader du groupe Stinky Toys, qu’il s’associe pour son premier album solo, Sous influence divine, qui paraît en 1987. Darc y épure son style qui passe de titres pop à rock (Le seul garçon sur terre) avec une reprise énergique de Comment te dire adieu de Françoise Hardy. Les critiques sont positives mais le public ne suit pas. Pas plus que pour le single sorti l’année suivante, La Ville, produit par Etienne Daho, belle chanson aux paroles trop dures pour l’époque, que les deux reprendront en duo.

Darc disparaît de la circulation, passant par des phases de désintoxication et de rechutes. Après avoir rencontré le chanteur pop anglais Bill Pritchard par le biais de leur label, l’indépendant belge PIAS, les deux enregistrent en 1988 un album sur lequel ils alternent le chant. Darc y adapte en français la chanson Stephanie Says du Velvet Underground (Je rêve encore de toi) et les deux concluent l’ensemble par une reprise de Parce que de Charles Aznavour, chanson qui donne son titre à l’album.

Drogues et alcool freinent une nouvelle fois le développement de la carrière musicale de Darc. Sa réputation a souffert, il passe même un temps par la case prison. De plus, l’époque a changé, une nouvelle génération de groupes pop a pris le pouvoir en France – Etienne Daho, Indochine, Niagara… – tandis que le rap et les musiques électroniques révolutionnent le champ culturel. Il doit attendre 1994 pour ressurgir avec Nijinsky, une œuvre forte qui marque un virage vers la chanson rock et un regain d’inspiration. Il assume désormais ses déceptions amoureuses qu’il parvient à transcender dans de magnifiques formules poétiques. Il prend aussi du recul sur sa personnalité et son parcours erratique.

« N’ayez aucun remords
Le jour de mes obsèques
Au-dessus de mon corps
Dieu dansera avec »

(Nijinsky, 1994)

Il a beau défendre cet album sur scène accompagné d’un groupe, les Weird Sins, ce nouvel échec précède une dizaine d’années de silence (si l’on excepte sa participation à une compilation de reprises de Joe Dassin) durant lesquelles, Darc, franchissant le cap de la quarantaine, passe d’une figure maudite du rock à un précurseur influent resté culte. Dominique A l’invite sur scène et le groupe Diabologum sur disque. Jusqu’en 2004 ou parait Crèvecœur, album de la résurrection, succès public et critique qui installe son statut de poète écorché vif de la chanson française. Composé et réalisé par Frédéric Lo, l’album dévoile un Darc qui a avancé en âge et qui joue plus de son extrême sensibilité que de la folie destructrice de sa jeunesse. La production d’une parfaite sobriété sert un chant presque parlé, parfois chuchoté. Crèvecœur s’écoule à plus de 60 000 exemplaires, ce succès lui vaut l’intérêt de ses pairs qui le sollicitent en nombre pour ses talents d’écriture. Reprenant le flambeau de Gainsbourg, on retrouve son nom aux côtés de Dani, Cali, Nosfell, Marc Lavoine, Tchéky Karyo, Elisa Tovati, Alizée…

Quatre ans plus tard, une seconde collaboration avec Lo donne naissance à Amours suprêmes, titre en hommage à A Love Supreme de John Coltrane, qui compte un duo avec Alain Bashung. Darc enchaîne concerts et tournées, avant un ultime album en 2011, La taille de mon âme, réalisé cette fois avec Laurent Marimbert. Le chanteur s’y révèle toujours plus poétique, comme libéré du poids des influences de toute une vie, tutoyant parfois la chanson réaliste. Il donne de nombreux concerts, part en tournée en 2012, multiplie les projets avec d’autres artistes, et prépare un album qu’il n’aura pas le temps de finir (Chapelle Sixteen).

Le corps usé, il s’éteint le 28 février 2013 dans son appartement du 11e arrondissement de Paris des suites d’un œdème pulmonaire à seulement 53 ans. Celui qui voulait vivre vite et mourir jeune, selon les préceptes bravaches des rockers, avait changé d’avis et souhaitait tenir le plus longtemps possible, désormais amoureux et enthousiaste sur la suite de sa carrière. Il est inhumé au cimetière de Montmartre. « Héroïque, parce que extrême, sans concessions et sans calculs durant toute sa vie » dit de lui Jean-Louis Aubert dans un dernier hommage tandis que le rappeur Abd al Malik appelle Daniel Darc l’un des titres de son album Scarifications. Tenant promesse, Daniel Darc est cette fois bien au paradis.

Crédit photo : Marc Chesneau


L'auteur

Pascal Bertin

Journaliste spécialisé musique, Pascal Bertin a travaillé au magazine Les Inrockuptibles. Freelance depuis 2010, il collabore au mensuel Tsugi et au cahier musique de Libération, a réalisé de nombreuses interviews pour les sites Noisey et i-D de Vice France ainsi que des chroniques sur France Inter et le Mouv’. Il est co-auteur du Dictionnaire du Rock, auteur du documentaire La Story d’Eminem (CStar), conseiller sur le documentaire Daft Punk Unchained, (Canal+) et co-auteur d’épisodes de la série d’animation Tout est vrai (ou presque) pour Arte.