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Musique, histoire et société
14-18, La Grande guerre en chansons
Plongée dans la culture de guerre

Le 11 novembre 1918 met un terme à la Première Guerre mondiale, conflit sans précédent qui, avec son cortège d'horreurs industrielles, fait entrer le monde dans le XXe siècle.

Pendant quatre ans, des milliers de chansons sont écrites pour dire cette guerre. Les Français chantent avec enthousiasme, avec désespoir, avec haine, avec pitié, avec humour, avec patience... Il faut mobiliser contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, donner courage aux Poilus, consoler veuves et orphelins, justifier les sacrifices énormes de la nation, mais aussi critiquer les profiteurs de l’arrière, amuser les permissionnaires, faire rêver les soldats, soulager les endeuillés...

Des caf’ conc’ bruyants aux temples de la musique classique, des casernes aux hôpitaux, des écoles primaires aux trains de permissionnaires, des ouvroirs des dames de charité aux salons des maisons closes, on a chanté la guerre de manière obsessionnelle.

Si Quand Madelon ou La Chanson de Craonne sont passées à la postérité, la majeure partie de ce riche patrimoine musical a été oublié, remisé avec casques et uniformes dans les greniers.

À travers de nombreuses archives inédites (partitions, bulletins de déclaration, petits formats, affiches, catalogues, lettres de poilus...), la Sacem plonge en musique et en paroles dans le quotidien du conflit, de l'élan patriotique chanté à l'engagement de créateurs comme Vincent Scotto et Henri Christiné, des chants de poilus aux compositions classiques, de la place des femmes à la voix des enfants. Une rencontre avec la culture de guerre d'un peuple confronté à une épreuve unique dans son Histoire.

Par Bertrand Dicale

> Découvrez la playlist créée en partenariat avec la BnF Collection sonore

Au pays où l’on chante

Cela fait quelques siècles que l’on dit couramment qu’« en France, tout finit par des chansons ».

Mais les Français ne les consomment pas seulement comme spectateurs des cafés concerts ou comme auditeurs de disques : ils chantent.

Cette passion se manifeste par la consommation massive de « petits formats », les partitions à bon marché vendues en quantités industrielles, mais aussi par les carnets de chants que des millions de soldats mobilisés vont glisser dans leurs paquetages. Et, depuis la défaite de 1871, la chanson patriotique est en haut de l’affiche…

La chanson en guerre

La course à la guerre a été irrésistible depuis l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914. L’Autriche-Hongrie entre en guerre contre la Serbie le 28 juillet, l’Allemagne décrète la mobilisation générale le 1er août et la France, le lendemain. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France et à la Belgique.

Après plusieurs décennies à rêver de la Revanche, la guerre surprend quand même les Français, décidés avec plus ou moins d’enthousiasme à accomplir leur devoir. Comme les millions de conscrits se rendant dans leur unité d’affectation, les artistes de la musique populaire mettent volontiers leur talent au service de leur patrie. Il va en résulter une production énorme de chansons de guerre.

L'épopée de Madelon

Plus tard, on ira jusqu’à dire que, parmi les armes décisives de l’armée française, on compte une chanson à côté du canon de 75, du char Renault et du casque Adrian. C’est Quand Madelon, que d’ailleurs la plupart des Français appellent La Madelon.

D’ailleurs, c’est le plus souvent l’unique chanson de la Première Guerre mondiale que l’on connaît, pour l’avoir entendue dans des dizaines de films ou pour l’avoir partagée en famille. Curieusement, c’est une chanson qui ne parle pas de la guerre, puisqu’elle évoque « le repos, le plaisir du militaire ». Il est vrai qu’elle a été écrite en temps de paix.

Chansons de poilus, poilus de la chanson

Avec la mobilisation de millions d’hommes, un personnage entre à jamais dans l’Histoire de France et dans la mémoire collective : le poilu. Cette figure immédiatement mythifiée du fantassin polarise l’expression populaire, puisqu’il est à la fois l’incarnation et le modèle de la nation en guerre.

Personnage central de nombreuses chansons, le poilu peut être aussi auteur, que la mobilisation ait envoyé sur le front un artiste ou que l’expérience de la guerre suscite la vocation de la chanson chez un soldat.

L’abondante production de petits formats de cette période comme les archives de la Sacem témoignent de la force avec laquelle la création est affectée par la guerre.

Botrel et Boyer, bardes du front

Guerre moderne qui voit la puissance industrielle déferler sur les champs de bataille, ce conflit amène aussi quelques innovations culturelles comme l’invention du théâtre aux Armées, créé officiellement en 1916. Mais, auparavant, l’art qui parvient le plus facilement aux soldats est celui des chanteurs. Les artistes présents sous les drapeaux soutiennent le moral des troupes (Bach, star du caf’ conc’, crée La Caissière du Grand Café dans une caserne). Et, dès les premières semaines du conflit, l’armée facilite le travail d’artistes comme Théodore Botrel et Lucien Boyer qui vont sur place pour écrire et chanter la guerre.

La musique savante s’enrôle

La chanson n’est pas seule à se mobiliser, à soutenir l’effort de la nation, à galvaniser les soldats et l’arrière, à répéter avec passion les buts de guerre de la France. Dans les salons et les salles de concert, on fait entendre des arrangements savants de la Marseillaise mais on joue surtout des œuvres nouvelles inspirées par la lutte à mort contre l’Allemagne.

Cela n’est pas sans paradoxes, certains esprits délicats et certains compositeurs sophistiqués versant dans un patriotisme sans nuances. Mais c’est dans le monde de la musique classique que se posent des questions quant aux conséquences culturelles de la guerre, notamment avec un débat impliquant Maurice Ravel et Camille Saint-Saëns.

La conversion patriotique

Toute la France ne chantait pas bleu-blanc-rouge avant la guerre. Dans des banquets, des grèves ou des meetings, on entendait souvent s’élever des refrains contre les patrons, les flics, les bourgeois et l’armée – la France du drapeau noir des anarchistes ou du drapeau rouge des socialistes révolutionnaires. Mais, dans des salles de brasserie ou dans des préaux d’université, on entendait aussi d’autres chants vengeurs contre le pouvoir républicain, qui rêvaient que la France soit guidée par la seule puissance spirituelle de l’Église catholique romaine – une France qui brandissait la bannière blanche de ses rois ou la bannière bleue de la Vierge Marie. La guerre transforme ces ennemis de la République en défenseurs acharnés du drapeau tricolore.

Scotto et Christiné, deux génies au service de la France

Les auteurs et compositeurs qui produisent l’énorme répertoire perpétuellement renouvelé de la chanson populaire ne cessent pas de travailler avec la mobilisation. Au contraire, même ! Il faut des chansons reflétant les passions du moment qui, rapidement imprimées, vont épouser l’humeur du pays en guerre. Les créateurs les plus prolifiques marquent évidemment cette période singulière où la culture populaire se transforme en culture de guerre. Parmi eux, deux immenses compositeurs et auteurs, Vincent Scotto et Henri Christiné, vont mettre leur savoir-faire au service d’une cause sacrée.

Le front des femmes

Fiancées, épouses, mères, filles des combattants, les femmes sont en première ligne dans la guerre. Si elles ne sont que quelques infirmières ou espionnes à mourir pour la France par les armes allemandes, elles sont des millions à souffrir, à peiner, à pleurer dans ce cataclysme qui bouleverse l’ordre social. Ouvrières des usines d’armement ou héroïnes du deuil patriotique, filles à soldats ou tricoteuses de l’arrière, marraines de guerre ou épouses patientes, les femmes de 14-18 ont de multiples visages dans la chanson.

Mais aucune ne sera vraiment citoyenne. En 1916, la proposition de loi du nationaliste Maurice Barrès pour accorder le droit de vote aux veuves et mères des soldats morts pour la France est rejetée. Il faudra une autre guerre mondiale pour que les femmes obtiennent la pleine citoyenneté, en 1944.

Quelques millions d’enfants-soldats

Sous la IIIe République, la journée d’un enfant est rythmée de chansons. Il chante en arrivant dans la classe. Il chante avant la récréation, il chante évidemment pendant les leçons de musique, il chante pendant l’éducation physique… Et il chante le jeudi au catéchisme, le dimanche au patronage, les jours de fête pendant les repas de famille ou quand une vieille cousine passe en visite... On tient à ce que les enfants chantent, les syndicats, les partis politiques et tous les groupements sociaux ou sportifs disposant d’un répertoire adapté aux enfants des militants ou des membres actifs. Comment donc pourraient-ils ne pas chanter la guerre à laquelle les programmes scolaires préparent dès l’école primaire en développant le thème des provinces perdues et de la Revanche ?

"Chanson de Craonne" et paroles dissidentes

Au cours de la guerre, on ne voit pas se succéder de manière franche l’enthousiasme puis la souffrance, la ferveur puis le désenchantement, la fleur au fusil puis la crosse en l’air. Dès les premières semaines de la guerre, les soldats sont effarés par l’ampleur des pertes et la sauvagerie des combats, tandis que les civils s’interrogent sur un déroulement des événements qui ne correspond en rien aux annonces d’une guerre rapide.

Certes, la chanson met quelques temps à dire les doutes des combattants, les épreuves effroyables qu’ils traversent, les tragédies des veuves, des orphelins, des mutilés…

Après le 11 novembre, deux silences…

À part Quand Madelon et, depuis quelques lustres, La Chanson de Craonne, la quasi-totalité des chansons nées pendant quatre ans seront oubliées. Elles n’avaient pas été enregistrées, à part quelques exceptions, et des millions de petits formats seront oubliés au fond des tiroirs.

En outre, la guerre ne deviendra pas un sujet de chansons, malgré l’ampleur des épreuves vécues par tous les Français. Pourtant, la chanson populaire des années 20 et 30 ne mettra pas en scène la guerre, ses anciens combattants, ses veuves et ses orphelins.

La Sacem dans la Grande guerre

Août 1914, l’ordre de mobilisation générale est décrété en France. Chaque ville, chaque village, chaque foyer est touché par les départs, et la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de musique également. De nombreux employés et sociétaires s'en vont, les uns pour le front, les autres pour les casernes.

La Sacem compte également ses héros combattants de la guerre, morts pour la France, immortalisés par leurs actes, par leurs mots et leurs musiques. Cette salle leur est dédiée.

L'auteur

Bertrand Dicale

Bertrand Dicale explore la culture populaire.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson ou à des vies d’artistes (Serge Gainsbourg, Georges Brassens, Juliette Gréco, Charles Aznavour, Cheikh Raymond…), il est chroniqueur sur France Info (« Ces chansons qui font l’actu ») et auteur de documentaires pour la télévision.

Par ailleurs auteur de que Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles, il est membre du Conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage.

Il dirige également la rédaction de News Tank Culture, média numérique par abonnement spécialisé sur l’économie et les politiques de la culture.
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