La grâce d’un instant d’improvisation, du Quintette du Hot Club de France à Matrix. Eté 1934. Isolé dans un coin du Claridge, un grand hôtel des Champs-Elysées, un guitariste s’éponge le front. Il fait partie de l’orchestre du contrebassiste Louis Vola, qui anime des thés dansants pour la clientèle fortunée de l’endroit. Son nom : Django Reinhardt.
Profitant d’une pause, Django s’évade dans des gammes dont il a le secret. Le violoniste de la formation, un certain Stéphane Grappelli, vient le rejoindre.
Si les deux hommes ont déjà partagé des séances d’enregistrement (notamment pour Jean Sablon), ils n’ont pas eu le temps d’approfondir jusque-là.
Taiseux, plus à l’aise pour s’exprimer avec son instrument, Django lance une improvisation. Stéphane enchaîne, et tous deux comprennent alors qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour aller plus loin sur la route de leurs envies.
Convaincu par le potentiel de Reinhardt et Grappelli, Charles Delaunay, secrétaire général du Hot Club de France, imagine un groupe servant de tête de gondole à son association destinée à promouvoir le jazz dans l’Hexagone. Delaunay entoure ses talents de leur ancien patron Louis Vola à la contrebasse, ainsi que de Roger Chaput et Joseph Reinhardt aux guitares rythmiques. Le Quintette du Hot Club de France est né !
Le but de Quintette : rivaliser avec les Américains sur un plan technique tout en donnant ses notes de noblesse à un jazz français encore balbutiant.
La rythmique ferme de la pompe manouche et de la contrebasse va mettre en valeur l’inspiration foisonnante des solistes en perpétuelle émulation. Au-delà du jeu sec et descriptif de Django, les tenues du violon, instrument assez rare dans le jazz, mais aussi l’absence de batterie, de piano ou de cuivres donnent au Quintette du Hot Club de France un son unique, dont la patine est aujourd’hui devenue mythique.
En 1937, Reinhardt, Grappelli & Co profitent de l’Exposition Universelle (organisée à Paris entre mai et novembre) pour jouer devant des Américains, séduire des promoteurs et décrocher des tournées en Hollande et en Belgique.
Bénéficiant d’un formidable bouche à oreille, le groupe s’appuie également sur les radios, qui mettent à l’honneur « Minor Swing » (alors orthographié « Minor’s Swing »), véritable tube de l’époque dans lequel Reinhardt et Grappelli sont à l’apogée de leur relation musicale.
Avec son canevas relativement simple, « Minor Swing » est un bœuf permettant à ses solistes de se mettre en évidence à tour de rôle en improvisant. Pour cette raison, l’œuvre sera la plus reprise des répertoires de ses créateurs.
En 1999, on la retrouve dans le blockbuster australo-américain de science-fiction Matrix.
Neo, un programmeur informatique, est pressenti pour devenir l’Elu qui libérera l’humanité du joug des machines. Il doit aller consulter un oracle qui lui en dira plus sur sa destinée. Au moment où Neo pénètre dans le cabinet de l’oracle, le spectateur entend le solo de Stéphane Grappelli sur « Minor Swing ». Une ode à la fantaisie, à l’espérance et à la liberté dans une dystopie oppressante.
L’anecdote : Déjà, sous l’Occupation, quand Paris était asphyxiée par les restrictions et la morale nazie, « Minor Swing » avait ressurgi comme un pied de nez à l’oppresseur. Le grand public réclamait ce « swing », synonyme de liberté à ses yeux. Qualifié de « musique négro-judéo-anglo-saxonne », le jazz d’importation et les titres en anglais étaient toutefois proscrits. Imprésario astucieux, Charles Delaunay avait alors changé sur les programmes le titre de « Minor Swing » en « Crépuscule en mineur ». Et le tour était joué, la musique échappant ainsi à la censure !
Vincent Dégremont
L'auteur