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Chronique
Les Feuilles mortes - Jacques Prévert et Joseph Kosma
C'est une chanson qui nous ressemble...

Peu de chansons ont autant voyagé que Les Feuilles mortes. La mélodie et le thème de la fin des amours arpentent la planète sous le titre d’"Autumn Leaves", la chanson originale est portée par plusieurs interprétations canoniques et d’innombrables reprises, et elle fait même l’objet d’un hommage à son tour devenu immortel, "La Chanson de Prévert" de Serge Gainsbourg.

Pourtant, elle a commencé par passer inaperçue même si, aujourd’hui, personne n’ignore ces mots et leur mélodie, symboles de l’immense talent conjugué de Jacques Prévert et Joseph Kosma : « Oh! je voudrais tant que tu te souviennes / Des jours heureux où nous étions amis / En ce temps-là la vie était plus belle / Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui / Les feuilles mortes se ramassent à la pelle / Tu vois, je n'ai pas oublié ».

Discrète apparition

Complices depuis l’avant-guerre, Prévert et Kosma se retrouvent après les années de clandestinité du compositeur, juif hongrois. En 1945, le chorégraphe Roland Petit leur passe commande du ballet Rendez-vous, qui contient notamment un pas de deux au mètre rigoureux mais à la mélodie inspirée de la musique tsigane de Hongrie.

Kosma propose de remployer cette mélodie pour Les Portes de la nuit, le film que Marcel Carné va réaliser sur l’argument du ballet, dont Jacques Prévert signe évidemment le scénario. Après Quai des Brumes, Les Visiteurs du soir ou Les Enfants du Paradis, chefs d’œuvre du réalisme poétique, Prévert et Carné imaginent une noire histoire du dernier hiver de la guerre à Paris, où s’agitent collabos, résistants, mouchards et trafiquants du marché noir, mais aussi un curieux vagabond qui se présente comme étant le Destin.

Signée par Prévert et Kosma, la chanson du film, dont la mélodie revient de manière lancinante dans la bande originale, s’intitule Les enfants qui s’aiment – « Les enfants qui s'aiment s'embrassent debout / Contre les portes de la nuit ».
En revanche, Les Feuilles mortes s’entendent à peine : le héros du film, le jeune Yves Montand, n’en chante que deux vers à mi-voix au cours d’un dîner au restaurant et on entend revenir la chanson en voix off quand il sort de l’hôpital où vient de mourir la femme qu’il aime.

Consécration en cabarets

À sa sortie en décembre 1946, le film est un échec cinglant. Mais Les Feuilles mortes échapperont à l’oubli grâce à deux artistes obstinés, Yves Montand et Cora Vaucaire.

Le premier, étoile montante du music-hall, conserve cette chanson à son répertoire pendant deux ans sans jamais susciter autre chose qu’une indifférence polie de son public.
Cora Vaucaire, quant à elle, est la grande propagandiste de la chanson dans le métier et à la radio, où elle est la première à l’interpréter en direct. Elle court les cabarets de la Rive gauche en chantant Les Feuilles mortes, qu’elle enregistre en janvier 1948, un peu plus d’un an après la sortie en salle des Portes de la nuit. Quelques mois plus tôt, Jacques Douai, autre chanteur des cabarets poétiques, en a discrètement enregistré la première version discographique masculine.

Montand grave Les Feuilles mortes en mai 1949 et fait enfin un des plus gros succès de l’après-guerre – près d’un million de 78-tours vendus.
Dès lors, aucun de ses tours de chant ne se fera sans que la chanson de Prévert et Kosma ne fasse un triomphe. Pourquoi à ce moment-là ? Personne ne peut l’expliquer rationnellement, à part peut-être le fait que le ton et l’âme de cette chason trouvent enfin un écho dans la société française.

Jusque là, la chanson a beaucoup inventé, embelli, rosi, affadi la réalité. Or Prévert ne raconte pas une histoire extraordinaire mais des sentiments connus de chacun – « Le soleil était plus brûlant qu’aujourd’hui », par exemple.
Et il dit vrai en écrivant : « C'est une chanson qui nous ressemble / Toi, tu m'aimais et je t'aimais ». Dès lors, la chanson française va s’attacher à nous présenter un miroir à la fois rêveur et fidèle. Les Feuilles mortes sont le début de sa modernité.

Par Bertrand Dicale

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L'auteur

Bertrand DICALE

Bertrand Dicale est un journaliste français né le 27 septembre 1963, spécialiste de la chanson française.
Né d'un père guadeloupéen et d'une mère auvergnate, ce diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris et du Centre de formation des journalistes s'est spécialisé dans les musiques populaires et notamment la chanson française, d'une part comme journaliste de presse écrite (longtemps au Figaro, ainsi que dans diverses publications spécialisées, comme Le Monde de la musique, Historia ou Chorus-Les Cahiers de la chanson), de radio (avec les chroniques « Ces chansons qui font l'histoire » et « Ces chansons qui font l'actu » sur France Info ou au Fou du Roi sur France Inter) et de télévision (notamment deux documentaires sur Juliette Gréco, ou l'écriture de « La Vie secrète des chansons » présenté par André Manoukian sur France 3), et d'autre part comme auteur d'ouvrages dans le domaine des cultures populaires.