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Chronique
"Amsterdam" de Jacques Brel
Histoire d'une "chanson sacrifiée"

« Dans le port d’Amsterdam… » Nous la connaissons tous bien, cette voix qui enfle en roulant les r. Nous avons tous à la mémoire chaque détail de la chanson : Jacques Brel butant sur le mot Amsterdam au début du deuxième quatrain du premier couplet, l’entrée du piano au deuxième couplet, au milieu duquel l’accordéon prend des accents de dancing dans un mouvement irrésistible qui, rejoint par les sonneries de cuivres de l’orchestre, mène à l’explosion finale des clameurs répétées « Dans le port d’Amsterdam, dans le port d’Amsterdam »…

Jamais enregistrée en studio

En général, à la radio, on n’entend pas d’applaudissements, mais ils sont longs et nourris sur l’album. Car, enregistré en octobre 1964 à l’Olympia, Amsterdam n’est paru que dans cette version-là. La raison en est simple : Jacques Brel n’aime pas cette chanson. Et jamais il ne trouvera ni raison, ni envie, de l’enregistrer en studio.

Il n’est pas satisfait de la tautologie des premiers vers du premier couplet (« Dans le port d’Amsterdam / Y’a des marins qui chantent / Les rêves qui les hantent / Au large d’Amsterdam ») ou de l’outrance de la fin du dernier couplet (« Et ils pissent comme je pleure / Sur les femmes infidèles »).
Mais Amsterdam doit être enregistrée puisque son rythme de tournées est tel qu’en accord avec sa maison de disques, il a décidé que ses nouvelles chansons seront gravées en public, lors de sa « rentrée » à l’Olympia.

Comme il donne environ deux cents concerts par an, Brel écrit et compose en tournée. Tous les jours de concert, la « balance » permet de régler la sono et, ensuite, il reste sur scène avec son pianiste Gérard Jouannest et parfois son accordéoniste Jean Corti. C’est ainsi que naît Amsterdam.
La mélodie est manifestement nourrie par le savoir encyclopédique de Jouannest, prix de Conservatoire et dévoreur de partitions. Car elle contient de larges portions d’une œuvre peu connue de Beethoven, Since Greybeards Inform Us That Youth Will Decay, transcription d’une chanson irlandaise pour voix, piano, violon et violoncelle, composée en 1816.

Coup de cœur inattendu

Amsterdam sera la chanson d’ouverture à l’Olympia. Dans le métier, chacun sait que c’est une chanson sacrifiée : au lever de rideau, le public regarde le chanteur plus qu’il ne l’écoute. « Comme ça, on n’en parlera plus, de celle-là », dit Brel.
Son quatuor de scène sera rejoint par l’orchestre de l’Olympia et son fidèle arrangeur François Rauber fait la moue devant Amsterdam. En tournée, Corti et Jouannest ont réglé une classique montée de l’accordéon, un peu raide d’abord, puis lancé dans un mouvement de folle valse. Rauber va l’accentuer en faisant intervenir l’orchestre, mais rien de plus.

Rituellement, la veille de chaque première à l’Olympia, sa vedette donne un concert de rodage à Versailles, dans un théâtre dont Bruno Coquatrix, le maître du boulevard des Capucines, est aussi le directeur. Amsterdam semble plaire au public et Brel décide alors de placer la chanson en troisième position de son tour de chant.
Le 16 octobre 1964, c’est un triomphe à l’Olympia. Public debout, ovation interminable. Le lendemain, tout le monde ne parle que cette chanson incroyable qu’ont entendue les deux mille spectateurs de l’Olympia, mais surtout des millions d’auditeurs d’Europe 1, qui retransmettait en direct la soirée.
Amsterdam va devenir un passage obligé des concerts de Jacques Brel, attendue et acclamée par le public. Pourtant, le chanteur et son arrangeur François Rauber ne vont pas trouver de meilleure idée que l’arrangement de l’Olympia. Ainsi, Amsterdam ne rentrera jamais en studio et Brel continuera à ne pas aimer cette chanson.

Dans Vieillir, sur son dernier album en 1977, il chantera même avec quelque dégoût l’idée de « Cracher sa dernière dent / En chantant Amsterdam ».

Par Bertrand Dicale
Crédit photo : Bridgeman Images


L'auteur

Bertrand Dicale

Bertrand Dicale explore la culture populaire.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson ou à des vies d’artistes (Serge Gainsbourg, Georges Brassens, Juliette Gréco, Charles Aznavour, Cheikh Raymond…), il est chroniqueur sur France Info (« Ces chansons qui font l’actu ») et auteur de documentaires pour la télévision.

Par ailleurs auteur de que Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles, il est membre du Conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage.

Il dirige également la rédaction de News Tank Culture, média numérique par abonnement spécialisé sur l’économie et les politiques de la culture.