X
interstitiel
Chronique
"Saint Claude" de Christine and the Queens

A l’été 2008, Héloïse Letissier est reçue au concours d’entrée de l’École normale supérieure, département Lettres et Arts (l’un des plus sélectifs qui soit en France). Pourtant, le prestige et la nourriture intellectuelle ne comblent pas très longtemps la jeune femme si brillante, mais si complexée. Héloïse ne se sent pas à sa place à l’ENS…
Au conservatoire d’Art Dramatique non plus, où on voudrait qu’elle ne soit que comédienne, alors qu’elle rêve de mise en scène. Une autre porte se ferme en claquant sur son amour-propre, avec une rupture amoureuse.
Perdue, Héloïse – qui se sent « monstrueuse », à force d’être embarrassée de désirs qu’elle ne s’autorise pas à essayer d’assouvir - a besoin de changer d’air. Pour continuer à respirer. Sur un coup de tête, elle file à l’anglaise, à Londres où sa famille a des amis qui pourront l’héberger sans poser de question.

D’Héloïse la freak…

Dans la capitale anglaise, Héloïse va chaque soir au spectacle, espérant laisser ses idées noires au vestiaire. A Soho, elle découvre Madame Jojo’s, un club qui propose des shows faisant le grand écart entre branchitude et cabaret kitsch. Et ce soir-là, c’est cabaret kitsch, puisque sur scène, trois drag-queens entonnent des standards tout en confectionnant des pancakes !

Héloïse rit de bon cœur, comme ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Elle envie ces garçons travestis et leur show libéré du carcan des complexes. Hélas, à la fin, la chape de pensées sombres retombe sur elle.
Touchées par cette spectatrice qui n’arrive pas à masquer son mal-être, les vedettes éphémères viennent la trouver. La consoler. Lui proposer de vivre un temps sous leurs ailes. En leur compagnie, durant trois semaines de légèreté, Héloïse comprend son besoin de s’extérioriser et son désir de faire, comme eux, de la scène. Elle aussi peut se travestir, devenir celle qu’elle voudrait être en performant !

Celle qui apprécie tant David Bowie, Klaus Nomi, Björk et Michael Jackson mais n’avait jamais chanté – parce qu’elle détestait son timbre – achève son séjour londonien en interprétant pour ses nouveaux amis « It’s Only Mystery », partant en varappe sur la difficile ligne mélodique d’Arthur Simms, et révélant ainsi de surprenantes capacités vocales.

… à Christine la Queen of pop

Rentrée dans sa résidence étudiante, Héloïse n’a plus qu’un but. Ou plutôt deux : écrire et composer.
Grâce au logiciel GarageBand, elle peut aussi jouer de tous les instruments, arranger et produire. Elle s’isole dans sa chambre, lâche les cours sans remords. Héloïse s’invente Christine, un double artistique accompagné de ses Queens, hommage à celles qui l’ont relevée à Londres quand elle était au fond du trou.

En 2010, elle s’inscrit au concours CQFD (Ceux qu’il faut découvrir) des Inrocks. Christine and The Queens fait partie des finalistes ! L’EP Miséricorde suit l’année suivante, puis un second (Mac Abbey) en 2012. Une année pleine de promesses, puisque Christine and The Queens est lauréate des prix « Découverte » du Printemps de Bourges, « Premières Francos » des Francofolies, et qu’elle signe un contrat d’artiste au sein du label indépendant Because Music. Nuit 17 à 52, troisième extended play, paraît en 2013. L’artiste est même nommée aux Victoires de la Musique 2014 dans la catégorie Groupe ou artiste révélation scène, et assure des premières parties pour le phénomène Stromae.

Un phénomène peut en cacher un autre, puisque Chaleur humaine, le premier album de Christine and The Queens qui paraît le 2 juin 2014, va se parer de diamants en France, et s’écouler à près d’un million et demi d’exemplaires sur la planète. Il a été annoncé par un premier extrait, « Saint Claude », publié en avril. Pourquoi Saint Claude ? Parce qu’Héloïse est descendue à l’arrêt Saint-Claude, dans le treizième arrondissement de Paris, après avoir assisté dans le bus à l’humiliation d’un jeune homosexuel. Consternée, elle écrit et compose dans la foulée une chanson d’amour à destination de la victime.

Un hit plein d’empathie

Le premier couplet décrit le jeune homme : « Maquillé comme à la craie […] Un seul de tes poignets est tatoué, Défiguré par ta manche, le lion ne sourit qu’à moitié […] Comme tu regardes au dehors, j’emporte un portrait ».
Marque de fabrique de Christine and The Queens, le refrain s’envole en anglais : « Here’s my station, Here’s my station, But if you say just one word I’ll stay with you ».
Le texte affiche une complicité entre les solitudes du jeune homme et d’Héloïse, leurs deux étrangetés : « Destins bord à bord […] Toi seul gardes de l’audace, il faudrait que tu la portes loin alors que d’autres renoncent […] We are so lonely, in this part of town ».
Les nappes de synthétiseur, les aigus de guitare électrique, le beat minéral et groovant, et surtout cette voix à la fois ample et fine, extrêmement précise, rendent l’ensemble spectral, intemporel, vertigineux de beauté.

Le clip, qui récoltera la Victoire de la Musique 2015, montre les qualités de chorégraphe et de danseuse de Christine and The Queens.

A star is born. Le Royaume-Uni, la Belgique, la Suisse, les Etats-Unis, l’Australie ou encore la Nouvelle-Zélande s’arrachent la nouvelle reine de la pop. Qui, en se faisant la porte-parole des minorités sexuelles et des complexés, a montré à travers son premier hit que le freak, c’est chic !

Photo : Christine and the Queens aux Francofolies de La Rochelle en 2014 © Marc Chesneau


L'auteur

Vincent Dégremont

Journaliste Sport & Musique.
Ecoute avec un égal bonheur « L’Apprenti sorcier » et « La Maladie d’amour ».
Préoccupé par le dérèglement climatique et les fake news.
Considère la cuisine comme un art majeur.