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Chronique
La vie en rose
D'Edith Piaf à Grace Jones

Printemps 1945 : nous sommes dans les mois qui suivent le Débarquement et la Libération. Edith Piaf est une vedette depuis maintenant une dizaine d’années. Cependant, à l’heure où la chanson réaliste fait place à la chanson sentimentale, elle a besoin de renouveler son répertoire…

La légende raconte qu’un jour, à la terrasse d’un café, une de ses jeunes amies - artiste débutante -, Marianne Michel, lui aurait demandé de lui écrire une chanson pour son prochain spectacle. Piaf aurait alors griffonné quelques mots sur un bout de papier en fredonnant un petit air.
Edith aurait ensuite offert cette première ébauche à son jeune et nouvel amant, Yves Montand : « Mais s’il me prend dans ses bras, Qu’il me parle tout bas, moi, j’vois des trucs (Ndlr : ou des choses) en rose. Il me dit des mots d’amour, des mots de tous les jours, Mais ça m’fait quelques chose… ».

Une chanson aux nombreuses versions

Cependant, c’est bien Marianne Michel qui aurait été la première à créer la chanson sur scène en demandant toutefois à Piaf de remplacer « des trucs en rose » par « la vie en rose ».
Quant au parolier d’Edith Piaf depuis l’Occupation, Henri Contet, il lui aurait notamment suggéré de remplacer « Mais s’il me prend dans ses bras… » par « Quand il me prend dans ses bras… ». Le texte définitif a donc bénéficié également de l’apport du grand parolier (pour son anniversaire, le 19 décembre 1945?).

Le dépôt Sacem, lui, est antérieur, daté du 4 novembre 1945. Cette version, qui fait foi, est signée d’Edith et de son pianiste Louis Guglielmi alias Louiguy.
En effet, si la chanteuse a réussi, en 1942, l’examen d’auteur à la Sacem - et qu’elle peut donc y déposer des textes -, elle n’a pas passé celui de compositeur. Cependant, la Môme aurait bien créé la mélodie seule, un autre de ses pianistes, Robert Chauvigny, s’étant contenté de relever les notes pour les coucher sur une partition…

Cependant, la Môme aurait bien créé la mélodie seule, un autre de ses pianistes, Robert Chauvigny, s’étant contenté de relever les notes pour les coucher sur une partition… Gageons qu’il a dû aussi certainement chercher et trouver les meilleurs accords sur cette suite de notes.
Ceci dit, Louiguy – qui avait fait le Conservatoire de Paris -aurait tout aussi bien pu composer ce succès international car il en signera d’autres (« Cerisiers roses et pommiers blancs »). Et il avait aussi déjà composé trois chansons pour la Môme (« C’est un monsieur très distingué » et « Le vagabond » en 1941, « Coup de grisou » en 1943), mais aussi un succès pour Maurice Chevalier (« Ca sent si bon la France » en 1942).

La chanson finit au catalogue Arpège des Editions Paul Beuscher créées en 1850 par un luthier du Boulevard Beaumarchais à Paris. C’est aussi sa chance, car ces éditions sont reprises dans ces années 40 par le dynamique Roger Seiller, qui a une quarantaine d’années et va savoir « travailler » les œuvres françaises à l’étranger. Les succès de « La vie en rose » et de « C’est si bon » en attestent.

Si, après l’avoir beaucoup chanté sur scène, Marianne Michel grave enfin ce « slow chanté » sur un 78 tours Odéon le 18 novembre 1946, Piaf la devance d’un peu plus d’un mois.
En effet, Edith est en studio le 9 octobre 1946. Après avoir hésité, car elle et Montand se séparent cette année-là et cette « Vie en rose » est la chanson d’une histoire qu’elle préfère alors oublier. Sans compter que la chanteuse a un nouvel homme dans sa vie, Jean-Louis Jaubert des Compagnons de la Chanson, et qu’avec ce groupe, elle connait un succès comme elle n’en a pas eu depuis « L’accordéoniste » en 1940 : « Les trois cloches ».

« La vie en rose » à l’assaut du Common Wealth

Malgré le succès de ces « Trois cloches », qu’elle emmène avec ses Compagnons en Amérique dès 1947 et qui vont ensemble y triompher, « La vie en rose » ne va pas rester longtemps dans l’ombre de ce standard.
Dès septembre 1948, une version anglaise, « Take Me To Your Heart Again » - signée par Frank Eyton – est sous-éditée au Royaume-Uni par Noël Gay Music.

Il faut dire que ce mois-là ont lieu les premiers enregistrements sur le marché britannique. Celui de Jean Cavall ne la place qu’en face B d’un 78 tours, en gardant le titre français, rajoutant le titre anglais entre parenthèses. Quant à la vedette de chanson et de cinéma des années 30, Gracie Fields, elle fait de même pour le titre, mais présente la chanson en face A. La machine est lancée.
La chanson entre le 14 octobre 1948 au classement de ventes de petits formats britanniques pour une semaine à la 9ème place. Elle y reviendra le 4 novembre pour quatre semaines, à nouveau en 9ème position, et une dernière fois le 23 décembre pour une semaine, toujours au 9ème rang. Ce n’est pas encore un standard, mais c’est déjà un succès.

D’autres versions suivent, notamment par des grands orchestres. Et comme l’Empire britannique est vaste (le fameux « Common Wealth »), la chanson commence à voyager et à être adaptée en d’autres langues. Dès 1948, on se perd déjà dans les versions internationales (allemand, italien, suédois, danois, espagnole…).

La consécration par l’Amérique

De l’autre côté de l’Atlantique, on n’est pas en reste.

Mack David a écrit une version « américaine » dès 1947 (« You’re Too Dangerous Chérie »), certainement parce que le succès de Piaf au cabaret « Le Versailles » à New-York a attiré l’attention de sous-éditeurs locaux. A noter qu’on retrouve cette version sur un 78 tours de la vedette Buddy Clark qui la grave dès le 24 octobre 1947. Egalement dans le film « To The Victor » sur les écrans US dès le 16 avril 1948.
Cerise sur le gâteau, ce « You’re Too Dangerous Chérie » est adapté en espagnol par Johnnie Camacho (« Eres todo mi querer »).

Mais c’est surtout à partir du 26 juin 1950 - date de l’enregistrement de la chanson par Louis Armstrong - que le destin de la chanson va prendre une autre dimension avec un nouveau texte en anglais signé par Mack David aux éditions Harms Inc à New-York. Concours de circonstances : sur la face B du 78 tours Decca d’Armstrong, on trouve une autre chanson française au destin tout aussi exceptionnel : « C’est si bon ».

Les plus grandes stars de la planète vont chanter « La vie en rose » (en gardant le titre en français dans quasiment toutes les langues) sans se lasser jusqu’à aujourd’hui : Ella Fitzgerald, Marlène Dietrich, Petula Clark, Milva, Placido Domingo, Michael Bublé…
Et sans parler des plus grands orchestres internationaux : Mantovani, Werner Müller, Paul Mauriat… La chanson a un tel succès aux Etats-Unis que, dès le début des années 50, un cabaret de New-York, porte le nom de « La vie en rose ».

« La vie en rose » est - avec « Comme d’habitude », « Les feuilles mortes », « C’est si bon » et quelques autres - une des chansons françaises qui compte des centaines d’enregistrements.
Dernière spécificité : alors que le titre est resté le même dans quasiment toutes les traductions, il y a eu, en revanche, plusieurs textes dans de nombreuses langues, à l’instar de l’anglais.
Et en plus de cette langue, et aussi de l’allemand, du néerlandais, des langues scandinaves, de l’italien, l’espagnol…, on trouve des versions dans des langues moins « habituelles » : portugais, langues yougoslaves, tchèque, hongrois, roumain, estonien, russe, évidemment japonais, hébreu et sans doute chinois.

L’anecdote

Au cœur de la vague disco - où de nombreux anciens succès sont liftés ou relookés par des « producers » qui accélèrent le tempo et rajoutent des pieds de batterie, Grace Jones fait un énorme tube avec sa version de « La vie en rose » spécial discothèques.
Extraite en octobre 1977 de son premier album sorti un mois plus tôt, sa version marche certainement grâce à plusieurs éléments : tout d’abord, son physique de mannequin jamaïcain qui dès 1979 va être sublimé par son nouveau compagnon - le couturier Jean-Paul Goude -, ensuite, sa voix grave, enfin, la production du titre (et de son album « Portfolio ») réalisée par le roi du genre (il a travaillé avec Claudja Barry...), Tom Moulton, dans le temple du disco mondial, le studio Sigma de Philadelphie. Grace à ce succès, il réalisera aussi les deux albums suivants de la Disco Queen.

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L'auteur

Jean-Pierre Pasqualini

Animateur sur Melody, la chaine vintage de divertissement musical depuis 2003, JPP en dirige les programmes depuis 2013.

Cet ex-pionnier de la radio FM (entre 1982 et 1985) et rédacteur en chef de Platine Magazine durant 25 ans (de 1992 à 2017), membre de l’Académie Charles Cros et du Collège des Victoires de la Musique, est aussi sollicité régulièrement par de nombreux médias (M6, W9, C8…). Ces derniers mois, il a participé à de nombreux documentaires sur la chanson patrimoniale (Hallyday, Sardou, Pagny, Renaud…), comme contemporaine (Stromae, Christophe Mae…).

JPP intervient également sur les chaines et dans les émissions de News (BFM, LCI, C News, « Morandini », « C’est à vous »…) et les radios (Sud Radio, Europe Un, RMC Info Sport, France Inter…) pour des événements liés à la chanson (Eurovision, Disparitions de France Gall, Charles Aznavour, Dick Rivers…). Il a même commenté en direct les obsèques de Johnny Hallyday sur France 2 avec Julien Bugier.

Coté chansons, JPP a participé, depuis presque 30 ans, à de nombreux tremplins, du Pic d’or de Tarbes au Festival de Granby au Québec en passant par le tremplin du Chorus des Hauts de Seine.
Enfin, JPP a produit des artistes comme Vincent Niclo, en manage d’autres comme Thierry de Cara (qui a réalisé le premier album des Fréro Delavega)…
JPP a signé quelques ouvrages sur la musique et écrit des textes de chansons. Il a même déjà travaillé sur un album certifié disque de platine (Lilian Renaud).