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Chronique
Le chevalier de Paris
Quand Bob Dylan adapte Edith Piaf

Le 20 juin 1950, Edith Piaf enregistre « Le chevalier de Paris », une courte chanson de 2’03, caractéristique des chansons gravées sur des supports 78 tours limités en durée qui vont être dans quelques mois concurrencés par des microsillons en simple puis super-45 tours.
La Môme compte alors une quinzaine années de carrière et a déjà conquis les USA. Elle sort à peine du drame de la mort de Marcel Cerdan et du succès de la chanson que ce dernier lui a inspiré (« L’hymne à l’amour »).

« Le chevalier de Paris », sous-titré « Les pommiers doux », est signé Angèle Vannier pour le texte, Philippe-Gérard pour la musique. Qui sont ces deux créateurs ?
Angèle Vannier est une poétesse aveugle de 32 ans qui publie des recueils de poèmes depuis la Libération et continuera à le faire jusqu’à sa mort en 1980. En revanche, elle ne signera qu’une vingtaine d’œuvres à la Sacem (dont une avec André Popp et une avec Paul Misraki…). « Le chevalier de Paris » est la plus connue.
Philippe-Gérard est un musicien né à Sao Paulo qui a 25 ans en 1949. Il a côtoyé Maurice Ravel (édité par Enoch) qui l’a encouragé à composer, mais aussi Igor Stravinsky qu’il a connu en Suisse pendant la guerre… Après avoir signé des chansons avec Francis Carco pour Germaine Montero, il est enregistré par Piaf début 1949. La même année, il a un succès avec Henri Salvador (« Si jolie »). A la suite, il signera des dizaines de chansons pour les « reines » de la Rive Gauche : Juliette Gréco, Cora Vaucaire ou Catherine Sauvage, également pour Jeanne Moreau ou Yves Montand (« La chansonnette » en 1961). Sans parler des musiques de films pour Jules Dassin, Alain Resnais (« Bébert et l’omnibus » en 1963). A la fin de sa vie, il proposera même à Lio de chanter des poèmes de Prévert qu’il mettra en musique.

« Le chevalier de Paris » est enregistrée à la Sacem le 14 décembre 1949, sans mention d’éditeur. C’est l’année suivante que la chanson sera éditée par Enoch et Cie, la société alors gérée par Jacques Enoch, l’arrière-petit-fils du fondateur de la maison, le découvreur de Joseph Kosma (« Les feuilles mortes »).

Pas vraiment « moderne », la chanson - au titre un peu « médiéval » et au refrain bardé de mots poétiques (« rosée », « bien-aimées ») - raconte cependant au premier couplet l’histoire contemporaine d’un garçon de la campagne qui vit à Paris (on y parle de « métro »)… Le vocabulaire flirte aussi avec l’argot titi parisien cher à l’ex-chanteuse des rues (« bistrot »).

Edith Piaf boude ce titre poétique ?

La version d’Edith est d’abord publiée pour l’été 1950 sur un 78 tours Columbia, en face A. Elle ressort quelques mois plus tard, en 1951, toujours en face A, mais sur un microsillon simple 45 tours, le nouveau support qui va révolutionner la chanson.

Cette première version est orchestrée par son fidèle pianiste, Robert Chauvigny. Cependant, elle ne marquera pas la carrière de l’ex-Môme, qui ne la chantera pas longtemps sur scène. Cette dernière ne la sortira même jamais sur un super-45 tours ni un 33 tours 25 cm. Uniquement – et bien plus tard (dans les années 70) - sur quelques compilations, surtout à l’étranger.
Elle aurait cependant obtenu le Grand Prix du disque 1951, pas encore connu sous le nom de Grand Prix Charles Cros.

Plus tard, resté proche de Philippe-Gérard, Yves Montand, enregistrera ce titre en français dans son 30 cm « Le Paris de Montand », en 1964.

« Le chevalier de Paris » en Amérique

Par chance, toujours en 1951, la filiale américaine de la maison de disques d’Edith décide de publier le titre sur un 33 tours 25 cm, « Sings Again », qui sort aux Etats-Unis où elle chante régulièrement depuis quatre ou cinq ans, notamment au Versailles de New-York.
Si ce disque est un succès, c’est qu’on y trouve également la version anglaise de « L’hymne à l’amour », « Hymn To Love » qui plait aux Américains.

Après avoir demandé à Carl Sigman (qui a parolé des morceaux de Glenn Miller et adaptera Bécaud) d’écrire l’adaptation, l’éditeur américain - qui n’est pas convaincu par cette première version anglaise - demande au grand Johnny Mercer de s’en charger.
Mercer est un auteur-producteur mais aussi un chanteur qui restera dans l’Histoire pour ses titres avec Henry Mancini (« Moon River »), mais aussi avec Harry Warren, Jérôme Kern, Hoagy Carmichael... Il a aussi adapté « Les feuilles mortes » en anglais (« Autumn leaves »).
C’est donc grâce à lui que « Le chevalier de Paris » devient « (Ah The Apple Trees) When The World Was Young”.
Si Mercer conserve l’idée des « pommiers » entre parenthèses, le texte anglais n’a pas beaucoup de rapport avec le français. Le titre anglais donne tout de suite un autre ton, nostalgique (« Quand le monde était jeune »), empreint de mélancolie. La chanson raconte l’histoire d’un Parisien âgé qui se souvient de sa vie passée de noceur.
De plus, Paris étant alors la capitale mondiale du chic, l’adaptateur a utilisé quelques mots en français : « boulevardier », « M’sieur », « Gendarme ». Il faut dire qu’en 1950, deux chansons françaises aux titres restés en français malgré leurs adaptations en anglais (« C’est si bon » et « La vie en rose ») ont prouvé que les Américains adorent fredonner les mots en français d’une chanson, peut-être pour avoir le sentiment de parler la langue d’un pays qui les fait rêver, comme le cinéma le confirmera dans quelques mois avec le film à succès « Un Américain à Paris ».

Bing Crosby est un des premiers à enregistrer cette adaptation, le 4 octobre 1951 (en septembre 1951, il y aurait eu Bob Sands). Il est accompagné par le fidèle John Scott Trotter (et son orchestre) qui est à ses côtés de 1937 à 1954.
Coïncidence : sur la face B du 45 tours original, on trouve l’adaptation d’une autre chanson française : « Domino ». Un numéro de la revue américaine Billboard daté du 18 octobre 1952 évoque également la sortie aux USA du 78 tours de la chanson par Léo Marjane.

Frank Sinatra et Marlène Dietrich…

Si la chanson va marquer l’Amérique, le disque ne se classe cependant pas au Sheet Music Chart britannique (le classement des ventes de partitions ou petits formats, « l’ancêtre » du hit-parade dans les années 50).
Peu importe, à partir de là, et jusqu’à aujourd’hui, de nombreuses grandes vedettes, surtout américaines des années 50 et 60, mettront le titre à leur répertoire, de Bing Crosby à Frank Sinatra en passant par d’immenses musiciens comme Stan Getz, pour terminer avec la légende Bob Dylan.

Quant à la première version allemande, inspirée du texte américain, on la doit en 1962 à Marlène Dietrich, l’amie de Piaf, installée à Paris depuis des années. « Die Welt war Jung » (littéralement « Le monde était jeune »).

Quoi qu’il en soit, à l’heure où nous publions ces lignes, il y a certainement sur la planète un Artiste ou un Anonyme qui chante en studio, sur scène ou en flânant dans une rue cette chanson « parisienne ».

Gageons que le « Chevalier de Paris » continuera encore longtemps à répandre le parfum des pommiers doux à travers le monde…

L'anecdote

Quand Bob Dylan enregistre, en 2017, sur l’album « Triplicate », l’adaptation de ce « Chevalier de Paris », il n’en est pas à son coup d’essai en matière de chanson française. En effet, il a déjà beaucoup chanté de créateurs hexagonaux. Jugez plutôt.

En 1970, il a repris le fameux « Let It Be Me », composé et créé par Gilbert Bécaud en 1955 sous le titre « Je t’appartiens » (paroles de Pierre Delanoë) et devenu un standard depuis le début des années 60.

Trois ans plus tard, en 1973, cette fois sans le savoir, Dylan enregistre une autre chanson française : « Plaisir d’amour » créé en 1902 par Monsieur Fernand. Pour Bob, c’est une reprise d’Elvis Presley. Il ne sait pas que derrière ce « Can’t Help Falling In Love » de 1961 se cache un succès français des années 30 popularisé par Ray Ventura et ses Collégiens, mais aussi Yvonne Printemps.

Jamais deux sans trois. En 2015, Bob jette son dévolu sur « Autumn Leaves », l’adaptation des « Feuilles mortes » de Prévert et Kosma créées en 1946 par Yves Montand dans un film puis par Cora Vaucaire sur 78 tours.

« When The World Was Young » est donc le quatrième succès français enregistré par l’un des plus grands songwriters américains et donc planétaires.

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L'auteur

Jean-Pierre Pasqualini

Animateur sur Melody, la chaine vintage de divertissement musical depuis 2003, JPP en dirige les programmes depuis 2013.

Cet ex-pionnier de la radio FM (entre 1982 et 1985) et rédacteur en chef de Platine Magazine durant 25 ans (de 1992 à 2017), membre de l’Académie Charles Cros et du Collège des Victoires de la Musique, est aussi sollicité régulièrement par de nombreux médias (M6, W9, C8…). Ces derniers mois, il a participé à de nombreux documentaires sur la chanson patrimoniale (Hallyday, Sardou, Pagny, Renaud…), comme contemporaine (Stromae, Christophe Mae…).

JPP intervient également sur les chaines et dans les émissions de News (BFM, LCI, C News, « Morandini », « C’est à vous »…) et les radios (Sud Radio, Europe Un, RMC Info Sport, France Inter…) pour des événements liés à la chanson (Eurovision, Disparitions de France Gall, Charles Aznavour, Dick Rivers…). Il a même commenté en direct les obsèques de Johnny Hallyday sur France 2 avec Julien Bugier.

Coté chansons, JPP a participé, depuis presque 30 ans, à de nombreux tremplins, du Pic d’or de Tarbes au Festival de Granby au Québec en passant par le tremplin du Chorus des Hauts de Seine.
Enfin, JPP a produit des artistes comme Vincent Niclo, en manage d’autres comme Thierry de Cara (qui a réalisé le premier album des Fréro Delavega)…
JPP a signé quelques ouvrages sur la musique et écrit des textes de chansons. Il a même déjà travaillé sur un album certifié disque de platine (Lilian Renaud).