En 1968, cela fait dix ans que Georges Moustaki a connu son premier tube, « Milord », créé par Edith Piaf, sa compagne durant quelques mois. La Môme a été sa grande chance. Depuis qu’il l’a quittée en 1959, il a entamé une carrière d’interprète qui n’a jamais vraiment décollé, malgré quelques super-45 tours, et s’est vite interrompue. Heureusement que Barbara lui a donné une deuxième chance en l’invitant à chanter avec elle « La longue dame brune » en 1967. Elle lui a aussi présenté son compagnon d’alors, Serge Reggiani, pour lequel Georges va écrire de grandes chansons dès l’année suivante. Il est sa troisième chance au moment où, intime avec Catherine Le Forestier, il va collaborer avec le duo que celle-ci forme avec son frère Maxime.
Ceci dit, Jo - c’est le diminutif du vrai prénom de Georges, Joseph - rêve toujours d’une carrière d’interprète. Pourtant, la première version du « Métèque » est une version féminine : « Avec TA gueule de métèque »… En effet, c’est Pia Colombo qui crée ce titre pour son Olympia en 1968 accompagnée par Michel Colombier. Le titre figure sur le 30 cm live pressé en France, au Québec et au Japon. Début 1969, elle en publiera la version studio toujours orchestrée par Colombier.
Le texte – inspiré par une histoire vécue par l’auteur (le père d’une de ses conquêtes l’avait traité de « métèque ») parle des gens qui viennent d’ailleurs, des émigrés, plutôt du sud. Georges ose même utiliser le mot « Juif », qui, il le sait, risque de gêner les radios, et il l’« adoucit » en y collant le participe présent « errant ». Certains trouveront le texte un peu cliché à cause de cette formule, doublée de celle de « pâtre grec ».
Certains racontent que cette chanson avait eu droit à un « brouillon » en 1963, « Le maraudeur », que Moustaki avait enregistré sur un de ses super-45 tours (avec Jacques Higelin à la guitare). Si c’est le cas, ce n‘est qu’au niveau du texte car la musique n‘a rien à voir.
Revenons à la version féminine de Pia qui va s’avérer « frontale », dérangeante, pas aidée ni par l’interprétation « rive gauche » en force et sans tendresse (la chanteuse roule les « r », ce qui n’est pas très moderne), ni par l’orchestration, même si déjà très « grecque ».
Sans faire un tube, cette version sort cependant également en 45 tours simple aux Pays-Bas, toujours en 1969, certainement parce que celle de Moustaki a commencé à marcher avec sa version.
Et ça va marcher, même si Polydor préfère d’abord sortir « Joseph » en 45 tours en janvier 1969 ! Ce n’est qu’un mois plus tard que « Le métèque » est commercialisé, toujours en 45 tours. Le titre est parfaitement identifiable, au niveau de la musique (avec ses arpèges à la guitare acoustique d’inspiration grecque, dans un esprit sirtaki) comme du texte. Il n’y a qu’à regarder le poète la chanter avec ses cheveux hirsutes, sa barbe mal taillée et sa tenue négligée, pour y croire. De plus, le titre s’inscrit parfaitement dans l’esprit de ces années post-Mai 68, acoustiques et baba-cool. D’autant mieux que Georges l’interprète sans provocation ni honte – encore moins d’excuses -, presque de façon nonchalante.
L’orchestration d’Alain Goraguer fait aussi beaucoup pour le succès. Et si la direction artistique est signée du grand Jacques Bedos (qui s’occupe aussi de Reggiani et s’occupera plus tard de Le Forestier), le directeur de production n’est autre qu’Henri Belolo, futur roi du disco, qui aime l’efficacité populaire.
Quant à la promotion, elle n’aurait pas pu être mieux « ciblée ». En effet, le 9 février 1969, Georges fait l’émission de télévision idéale pour toucher le public de ce genre de titre : « Discorama » de Denise Glaser. Un bonheur n’arrivant jamais seul, à la même époque, José Artur la passe cinq fois de suite dans son « Pop Club » sur France Inter, tout aussi idéal sur « la cible » avant le mot. « Le métèque » devient un hymne à la tolérance, au droit à la différence.
La chanson est un tel succès qu’elle permet à Georges de publier un 30 cm dès l’été 1969 avec quelques autres grandes chansons : « Joseph » bien sûr, mais aussi « Il est trop tard », « Ma solitude », « Le temps de vivre »…
Jo en grave aussi dès 1969 : une version allemande, « Ich bin ein Fremder », mais aussi italienne, « Lo straniero »…
Cette dernière terminera en tête du hit-parade italien toujours en 1969 (N°2 classé 16 semaines). La même année, la chanson remportera la Gondola d’oro (Gondole d’or) à la Mostra internazionale di musica leggera (festival de musique légère) à Venise.
En 1970, c’est au tour d’une version catalane, « El extranjero » (qui sort dans toute l’Espagne et en Argentine), et d’une portugaise, « O Estrangeiro » d’être enregistrées par Moustaki.
Si la chanson voyage autant, c’est que son éditeur, les Editions Continental, trouve des sous éditeurs dans le monde entier.
D’autres artistes de par le monde l’enregistreront aussi en d’autres langues encore : espagnol : « El extranjero » ou « El mestizo », hollandaise : « Vrij als een vogel in de lucht » (il y aura même plusieurs textes), turque : « Hasret Tuba Önal » ou « Özledigim Svegili », grecque : « O Metikos », anglaise : « Le meteque (Without A Worry in The World) », finnoise : « Hän, Joka Harvoin Hymyilee », roumaine : « Strainul » …
Ceci dit, c’est au Québec que la version française sera vraiment beaucoup reprise, en France, personne n’osant passer après le créateur.
Et comme l’idée du texte a été respectée dans la plupart des adaptations, gageons que ces mots ont aidé des déracinés des quatre coins du monde à se sentir moins seuls ou mieux acceptés.
Les Charlots, après avoir eu un premier tube en 1967 avec « Paulette », et avoir parodié Johnny et Tino Rossi, s’attaquent à Moustaki.
En effet, l’ex-groupe d’Antoine enregistre « Le pauvre mec (avec ma gueule de pauvre mec) », sur la musique de Jo. Cette parodie – publiée sur un 45 tours chez Vogue dès 1969 – est créditée Luis Rego et Gérard Rinaldi sur la pochette, sans aucune mention de Moustaki, alors que, pourtant, le groupe chante son texte sur la musique du créateur. Il semblerait que ni les Charlots, ni leur maison de disques n'aient demandé l’autorisation, nécessaire quand on publie une parodie sur disque (elle ne l’est pas si on se contente de la chanter à la radio ou à la télé).
Heureusement, elle a finalement été déposée à la Sacem avec le nom du créateur et des « parodieurs ». Ceci dit, cette parodie ne dépassera pas l’original dans les ventes de disque, même si le groupe de Gérard Rinaldi – déjà très populaire - en fait la promotion en télévision…
L'auteur