Cette « bergère d’azur infinie », après avoir franchi l’Atlantique, a aidé le Pays du Soleil-Levant à se relever des traumas de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1943, dans un restaurant offrant une vue imprenable sur la Méditerranée.
Charles Trenet déjeune en compagnie du comédien comique et auteur Francis Blanche (ils viennent d’écrire Débit de l’eau, débit de lait ensemble). Le Fou chantant est alors saisi d’une crise d’inspiration, mais se plaint de ne pouvoir noter ce qui lui vient !
Heureusement, Francis Blanche trouve dans ses poches un vieux crayon, avant de rapporter des toilettes des feuilles de papier hygiénique sur lesquelles Trenet peut s’épancher.
Quelques temps plus tard, alors que son train passe entre l’étang de Thau et la Méditerranée, le natif de Narbonne se lève face à sa fenêtre. Léo Chauliac (son pianiste) et Roland Gerbeau (jeune chanteur assurant ses premières parties) l’entendent interpréter ce qui deviendra La Mer.
Devant l’émerveillement et la stupéfaction de son petit auditoire, le poète prétend improviser. En fin d’après-midi, arrivée au théâtre de Perpignan où un concert doit être donné le soir-même, la vedette demande à Chauliac s’il se souvient de son improvisation du train. Comme le pianiste répond par l’affirmative, Trenet profite des balances pour peaufiner la chanson, ajoutant notamment un pont… entre la mer et les étangs (« Voyez près des… »).
Toutefois, il n’insère pas sa dernière création lors du spectacle qui suit… et ne se précipite pas pour l’enregistrer.
En effet, conscient d’être attendu dans un répertoire swing, il croit que ce « cantique » va dérouter le public, et l’offre même d’abord à Roland Gerbeau, qui le grave en 1945.
Ce n’est que l’année suivante, sur l’insistance de son éditeur Raoul Breton, que Trenet va se résoudre à l’endisquer en studio. Breton part ensuite « vendre » aux États-Unis ce titre auquel il croit beaucoup. À raison ! Les plus grands crooners américains vont emboîter le pas au clarinettiste Benny Goodman, faisant de Beyond the sea un hit outre-Atlantique. Bobby Darin en fera son plus grand succès.
Beyond the sea traverse ensuite le Pacifique dans les valises des soldats US qui partent occuper le Japon après la Seconde Guerre mondiale. La Mer aussi, grâce à Eiho Nachiwara. Neveu du peintre Foujita – avec lequel il est allé applaudir les artistes français dans les salles parisiennes –, Nachiwara anime à la radio nippone une émission très populaire dans laquelle il se fait l’ambassadeur de la chanson hexagonale.
Dans un pays en lambeaux, humilié par sa défaite, la culture traditionnelle est rejetée par une partie de la jeunesse. De petits cabarets fleurissent à Tokyo. On y écoute du jazz : Duke Ellington, Louis Armstrong, George Gershwin… et Trenet, que l’on interprète en le traduisant, afin que les spectateurs puissent apprécier la poésie des paroles. L’optimisme à toute épreuve du Fou chantant, son appétit de vie ainsi que ses rythmes bondissants rencontrent un nouveau public !
En 1959, Trenet rend visite pour la première fois à ses fans japonais.
Sa tournée des clubs et des cinémas de l’Archipel est à guichets fermés, son cachet multiplié par cinq par rapport à ce qu’il touche habituellement à l’étranger. Avec élégance et malice, le Fou chantant propose « La Mer » (son plus gros succès local) en version nippone.
La radio et la télévision nationales en reprendront par la suite la mélodie à l’ouverture de leurs programmes, assurant ainsi la postérité du génie narbonnais au Pays du Soleil-Levant. Longtemps, longtemps après que le poète a disparu, son âme légère court encore… le long des golfes clairs.
Trenet était convaincu que le fait d’avoir pris pour premier support de La Mer du papier toilette avait forcé le destin d’une chanson à laquelle il croyait peu. Elle est encore aujourd’hui l’une des œuvres du répertoire de la Sacem qui fonctionne le mieux à l’export, pérennisant la saillie de Philippe Bouvard : « La Mer lui rapporta autant que s’il avait été un puissant armateur ».
Crédit : Bridgeman Images
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