Juin 1965 : la Deuxième Rose d’Or d’Antibes a lieu dans la pinède de Juan-Les-Pins. Organisée par Claude Tabet, elle a pour but de présenter les nouveaux talents des maisons de disques françaises lors de deux demi-finales et de distribuer des prix lors de la finale (de 10 000, 3 000 et 2 000 NF pour les trois premiers). Cette dernière est diffusée en télévision par l’ORTF depuis la première année. Egalement retransmise en radio. D’ailleurs 20 téléspectateurs ou auditeurs réunis dans les bureaux des antennes régionales de l’ORTF votent pour leurs 6 chansons préférées parmi les 16 présentées lors de chacune des deux demi-finales.
Comme la première édition, en 1964, a relancé la carrière de Jean-Jacques Debout, lauréat avec « Nos doigts se sont croisés », tous les professionnels se pressent dans la pinède pour la deuxième qui s’ouvre pour la St-Jean, le 24 juin 1965. On y reconnaît Eddie Barclay flanqué de tous ses directeurs artistiques, Léon Cabat des Disques Vogue…
Quant aux candidats, certains ont déjà publié des super-45 tours : Sophie Darel, Alice Dona, Franck Fernandel, Michel Mallory, Jean-Paul Cara…, d’autres sont carrément des vedettes : Francis Lemarque, Dario Moreno et Jean-Claude Pascal.
Face à ces artistes - davantage chanson traditionnelle que yéyé - la Voix de son maitre, filiale de la marque EMI / Pathé-Marconi, a choisi d’envoyer une chanteuse-comédienne bretonne qui a publié son premier super 45 tours en 1959 : Jacqueline Danno.
Cette dernière, qui va avoir 34 ans, a déjà à son actif : une grosse douzaine de 45 tours, un 25 cm et un 30 cm où elle reprend les poèmes de Garcia Llorca. Sans oublier qu’elle a fréquenté le Petit Conservatoire de la Chanson de Mireille. Si, coté théâtre, c’est un tragédienne de tempérament qui joue Molière, Marcel Aymé et à nouveau Llorca depuis 1954, côté cinéma, elle a tourné une demi-douzaine de films avec Michel Deville, Bernard Borderie…
Orchestré par Paul Piot, ce super-45 tours compte quatre chansons dont une cosignée Boris Vian, disparu il y a six ans, une autre Roger Lanzac, l’animateur du Télé Dimanche de la première chaine ORTF, une troisième adaptée de Tom Springfield par Michel Jourdan.
Quant à la quatrième, elle s’appelle « Non...c’est rien ». Elle est du même parolier, Michel Jourdan, sur une musique française des accordéonistes Joss Baselli (Joseph-Octave Basile) et Armand Canfora.
Les trois créateurs ont déjà fait leurs preuves depuis quelques années : Michel Jourdan en écrivant des succès pour Marie Laforêt, Dalida, Richard Anthony…, Joss Baselli en accompagnant Patachou puis Barbara et en recevant un des Grands Prix de l’Académie Charles Cros, Armand Canfora en composant pour Bourvil, Annie Cordy…
Le 10 décembre 1964, soit six mois avant la Rose d’Or, ce trio a déposé ce « Non...c’est rien » à la Sacem. Sans savoir que ce titre serait sélectionné pour ce nouveau concours de chansons plus que de chanteurs.
Voilà pourquoi, en juin, à Juan-Les-Pins, les auteurs et compositeurs sont aussi invités à assister à la compétition.
A l’issue de la manifestation, si Jacqueline Danno ne remporte pas la célèbre fleur dorée, sa prestation est remarquée, sa chanson aussi. Il faut dire que vu le succès de la première édition, tout le Métier est là, y compris les grands éditeurs qui peuvent faire voyager les chansons. En effet, ces derniers vont les proposer à des sous-éditeurs à l’étranger qui - s’ils sont convaincus du potentiel sur leur marché - se chargeront de trouver des interprètes dans leur pays, quitte à faire adapter les paroles dans la langue locale.
Les éditions qui ont le destin de « Non...c’est rien » entre les mains sont les Editions Comtesse au 44, rue de Miromesnil, Paris 8ème, une adresse qui restera, encore durant des années, celle de différents éditeurs. C’est donc ces éditions qui proposent ce titre à leurs correspondants à travers le monde, et surtout aux Etats-Unis, premier marché mondial du disque, porte d’entrée des hit-parades de la planète.
L’année suivante, le miracle se produit. Nous sommes en novembre 1966 et la jeune vedette américaine Barbra Streisand enregistre la chanson en anglais, adaptée par Robert Colby, sur son huitième album. Le titre est devenu « Free Again ».Evidemment, à partir de là, les reprises vont s’enchainer. Très vite. Et pas qu’en anglais.
Une des premières à réagir est Gloria Lasso, qui l’enregistre en français, notamment pour le marché mexicain où elle est très présente dans les années 60.
Pas loin, au Brésil, c’est la vedette Moacyr Franco qui la grave en portugais et elle devient « Novamente livre » sous la plume de Myrian Celeste.
En avril 1966, c’est au tour de la vedette italienne Ornella Vanoni d’inclure sur son 33 tours et en face B de son dernier 45 tours « Finalmente libera », un texte du grand Mogol.
La Vanoni la fera ensuite sur scène durant des années, si bien que le titre figurera sur son premier live en 1971.
En 1967, la chanteuse péruvienne Lissette (Alvarez) en fait une version espagnole : « Libre soy ».
Plus au nord, une vedette québécoise, passée par le yéyé, jette son dévolu sur la version française de son idole Streisand : Ginette Reno. Il faut dire qu’elle a la voix pour. Sa version est grandiose. En 45 tours en 1968 et en 33 tours en 1969. Comme Streisand, Ginette fera aussi la chanson en anglais afin de passer la frontière au sud et de conquérir les Etats-Unis.
Nous voilà au tout début des seventies, là où la chanteuse Rita Pavone, présente la version italienne créée par la Vanoni, « Finalmente libéra », à « Canzonissima » 1970, le concours télévisé de chansons de la RAI créé en 1956.
La même année, la chanteuse Héléna Vondràckovà enregistre le titre en langue tchèque en face A de 45 tours. « Raj » a été adapté par Pavel Vrba. L’année suivante, elle la grave en anglais sur un album.
1980 : Jeanne de Roy crée la chanson en version allemande. « Frei zu sein » a été adapté par un spécialiste du genre, Michael Kunze.
1987 : c’est au tour de la diva allemande Ute Lemper de s’emparer de cette chanson française alors qu’elle joue à Paris dans le « Cabaret » de Jérôme Savary et décroche un Molière.
Et cela ne s’est pas arrêté là. Au début du millénaire, on a découvert une version russe par une certaine Pasha Hristova…
Comme tous les standards, « Non...c’est rien » est devenu éternel et universel. Peut-être grâce à l’interprétation de Streisand, peut-être grâce à la mélodie de Joss Baselli et Armand Canfora, peut-être aussi grâce à l’émotion que portaient les mots simples de Michel Jourdan…
Non c'est rien
Ou si peu
Croyez-le bien
Ça ira mieux
Dès demain
Avec le temps qui passe
Dans la vie, tout s'efface
C’est alors qu’il atterrit pour la première en Amérique que l’auteur du titre, Michel Jourdan, et un des compositeurs, entendent leur chanson dans l’aérogare John Fitzgerald Kennedy (JFK) de New-York.
Non pas en musique d’ambiance mais sifflé et fredonné (en français) par un balayeur de couleur qui avait dû entendre Barbra Streisand la chanter à la radio. Evidemment, le choc émotionnel est énorme pour les deux Français.
L'auteur