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Chronique
Au clair de la lune
Une chanson enfantine qui cache bien son jeu

On fait facilement chanter n'importe quoi aux enfants et il n’est pas un grand frère farceur qui n’en ait profité. Mais comment se fait-il que cette chanson, l'une des plus pratiquées par les Français dès leur petite enfance, soit transmise, de génération en génération, alors qu’elle parle de sexe ?
Certes, Au clair de la lune n'est pas une chanson érotique au premier degré, mais plutôt une chanson délicatement licencieuse, semée de sous-entendus et de doubles sens qui peuvent échapper aux enfants et – manifestement ! – à beaucoup d'adultes.

Un texte à double sens

Elle date de 1790, à la même époque que Le Bon Roi Dagobert ou Cadet Rousselle, et utilise un timbre apparu vers 1775-1780, une contredanse titrée La Rémouleuse, Air du gagne-petit ou En roulant ma brouette – le classique remploi d’une nouvelle mélodie sous de multiples usages.

La version que l’on connait aujourd’hui apparaît sans doute dans un milieu plutôt lettré, puisque l’on y écrit couramment : « Au clair de la lune / Mon ami Pierrot / Prête-moi ta plume / Pour écrire un mot / Ma chandelle est morte / Je n'ai plus de feu / Ouvre-moi ta porte / Pour l'amour de Dieu ».

Au deuxième couplet, Pierrot répond : « Va chez la voisine (…) Car dans sa cuisine / On bat le briquet ». Les lexicologues l’attestent : « battre le briquet » est une expression courante à l’époque pour dire « faire l’amour » et la voisine est donc une mère maquerelle.

Le troisième couplet de la version de 1790 est assez clair : « Au clair de la lune / On n’y voit qu’un peu / On cherche la plume / On cherche le feu / En cherchant de la sorte / Je ne sais ce qu’on trouva / Mais je sais que la porte / Sur eux se ferma ».
Peut-être est-ce parce qu’il est si précis qu’il a fini par disparaître des versions enfantines au XIXe siècle…

Le désir sexuel, la satisfaction vénale de celui-ci, un regard très pragmatique posé sur les choses du sexe : on est loin de la chanson paillarde mais tout est limpide… dans un certain milieu. En effet, Au clair de la lune est témoin d’une certaine distinction sociale, dans laquelle on use de métaphores et de périphrases. En quittant les salons et leurs clavecins, Au clair de la lune a peut-être conservé son prestige d’air « de la haute » mais perdu une part de son sens caché.

Une chanson écrite par une femme ?

Il y a également un autre double sens sous le double sens. En effet, elle évoque une virilité en berne et non – comme dans l’essentiel du répertoire libertin – des exploits sexuels hyperboliques. C’est d’ailleurs aussi pour cela que l’on a pu, génération après génération, ne pas comprendre de quoi parlait son texte. Cela milite pour l’hypothèse qu’il s’agisse d’une parole féminine sur la sexualité des hommes du XVIIIe siècle.

Qu’elle soit écrite par une femme explique aussi pourquoi la chanson reste anonyme. Il est très possible que cette chanson ait été écrite par une femme d’un milieu aisé et que la chanson, en 1790, ait du succès précisément parce qu’elle égratigne la toute-puissance masculine avec une ironique finesse.

Mais, ensuite, l’univers dans lequel est né la chanson étant emporté par la Révolution et les années de bouleversements immenses que subit la France, elle survit dans les mémoires sans que l’on se souvienne vraiment de son origine et de son sens.

D’ailleurs, serait-elle sans cela la première chanson enregistrée de toute l’histoire de l’humanité ?
Le 9 avril 1860, l’inventeur français Édouard-Léon Scott de Martinville chante « Au clair de la lune, mon ami Pierrot prête… » devant le cornet d’un appareil qu’il vient de mettre au point, le phonautographe. Dix-sept ans avant que l’Américain Thomas Edison ne mette au point son phonographe, Martinville enregistre sa voix au moyen d’un stylet dessinant l’onde sonore dans le noir de fumée !
Mais il ne peut pas lire les sons qu’il enregistre et il faudra attendre 2007 pour qu’un groupe d’Américains passionnés par l’archéologie du son parviennent à faire entendre ce bref enregistrement pionnier.

Crédit image : Leonid


L'auteur

Bertrand Dicale

Bertrand Dicale explore la culture populaire.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson ou à des vies d’artistes (Serge Gainsbourg, Georges Brassens, Juliette Gréco, Charles Aznavour, Cheikh Raymond…), il est chroniqueur sur France Info (« Ces chansons qui font l’actu ») et auteur de documentaires pour la télévision.

Par ailleurs auteur de que Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles, il est membre du Conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage.

Il dirige également la rédaction de News Tank Culture, média numérique par abonnement spécialisé sur l’économie et les politiques de la culture.