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Chronique
La Javanaise
Le couple Gainsbourg Gréco repris par une James Bond Girl !

Un soir, Serge Gainsbourg passe chez Juliette Gréco au 33 rue de Verne dans le 6ème arrondissement de Paris. Il ne va pas bien. Certes, Juliette vient d’enregistrer son « Accordéon » et ses chansons sont de plus en plus enregistrées par diverses vedettes - dont Isabelle Aubret, bientôt Petula Clark et même Brigitte Bardot, mais sa carrière d’interprète ne décolle pas.

Pour qu’il se détende, Juliette lui sert un verre, met sur l’électrophone un 33 tours de musique classique et improvise une danse de liane lascive dont elle a le secret… Le lendemain, la légende raconte que le dandy lui aurait envoyé des orchidées et ce texte.
Un texte inspiré sans doute un peu d’un titre de 1957 écrit par Boris Vian pour Louis Massis : « La java javanaise » (et mis en musique par Alain Goraguer, l’orchestrateur de Serge). Dans ces années cinquante, « parler en javanais » signifie s’exprimer dans une langue incompréhensible. Ceci dit, le texte de Gainsbourg est très clair. Et la musique n’est pas une java. Cependant, peut-être que ce qui s’était passé chez Juliette, le fameux soir, était un peu « incompréhensible » pour les deux protagonistes ?

Quoiqu’il en soit, le titre est déclaré à la Sacem le 8 octobre 1962 et créé dans « Avant-Première », sur la radio d’Etat, future France Inter, le 16 décembre de la même année. Quant à l’enregistrement de ce titre, il a lieu au Studio Fontana (une filiale de Philips, la maison de disques de Gainsbourg) à Londres, entre le 2 et le 5 janvier 1963. Si Gainsbourg est accompagné par son directeur artistique, le français Jacques Plait, l’orchestration est confiée à l’Ecossais Harry Robinson, ce qui donne un style très britpop au morceau, loin du son de ses disques précédents orchestrés par Alain Goraguer.

Gainsbourg publie le morceau en face B d’un super 45 tours de mars 1963 où il reprend avant tout deux de ses succès écrits pour BB et Petula. Une fois de plus, le succès discographique ne sera pas au rendez-vous. Cependant, Gainsbourg met rapidement le morceau à son répertoire de scène, notamment quand il chante au Théâtre des Capucines en octobre 1963, ou au Milord l’Arsouille en janvier 1964 pour une émission de radio diffusée le 15 novembre suivant.
Gainsbourg, devenu Gainsbarre, la réenregistrera en 1979 en modifiant le texte et en la baptisant « La Javanaise remake », suivi de : « Men Will Deceive You », un sous-titre dont on va reparler.

Quant à Juliette Gréco, si, le 4 avril 1963, elle enregistre la chanson au Studio Blanqui de Philips, également sa maison de disques, elle en voit l’orchestration confiée au complice de Ferré, Jean-Michel Defaye.
Peut-être afin de ne pas trop concurrencer Gainsbourg, Philips ne publie la version de Juliette uniquement sur son 33 tours 25 cm en mai. Egalement en face B d’un 45 tours au Canada français (on ne parle pas encore de Québec). Ceci dit, sur scène, Juliette l’aurait chantée, dès mars 1963, à la Tête de l’Art.
Il faut attendre 1964 pour que sa version s’envole. La preuve : elle figure sur une compilation de 45 tours de Gréco qui sort en France, mais aussi au Mexique. Egalement sur son 30 cm de l’année dans l’Hexagone. On la trouvera ensuite, en 1966, sur le live au Théâtre National Populaire de la muse de St-Germain des Près. Enfin, preuve que cette chanson a compté pour Gréco, elle la réenregistrera en 1982, puis en 1998 en hommage au créateur disparu en 1991.

Elle ne sera pas la seule : Jane Birkin la chantera souvent sur scène et l’enregistrera en solo dans l’opus « Arabesque » en 2002 et le « Symphonique » en 2017, mais aussi en trio avec Julien Clerc et Alain Souchon dès 1996. Quant à Lulu, le fils de Serge Giansbourg et Bambou, il la gravera sur son premier album, dès 2011, accompagné par Richard Bona.

Venons-en maintenant à l’international…

La première actrice vedette de la série « Chapeau melon et bottes de cuir » (avant Diana Rigg), va adapter cette « Javanaise » en anglais dès 1964. Incredible but true !

En effet, juste après un tube sur ses « Kinky Boots », en duo avec son partenaire John Steed, alias Patrick McNee, Cathy Gale, alias Honor Blackman, fait de « La Javanaise » le fameux « Men Will Deceive You » (les hommes vous décevront) sus-cité. Le texte n’a rien à voir avec les paroles françaises, mais marche bien avec le personnage « féministe » avant le mot de Blackman. Dans ce Swinging London balbutiant, l’adaptation est signée par le producteur de la chanteuse, Marcel Stellman (qui adaptera aussi Bécaud en anglais), ainsi que son chef d’orchestre, le grand Ivor Raymonde, avec son complice Mike Hawker. La chanson figure même sur le 30 cm de la chanteuse, « Everything I’ve Got », au côté de chansons adaptées, elles, d’Aznavour ou de Distel. Cerise sur le gâteau : le 33 tours est mis en vente alors que Honor Blackman quitte John Steed et devient James Bond Girl dans « Goldfinger ». Nul doute : grâce à cette interprète doublement culte le titre ne va avoir aucun mal à devenir collector. Il ressortira même en single en 1990 et sera alors classé N°5 au Top British.

Cette double carrière en France et en Angleterre permettra même à la chanson d’être enregistrée par de nombreux musiciens instrumentistes et de figurer dans des bandes originales de films à travers le monde.
C’est Lucky Blondo qui ouvre le feu en 1980 en l’interprétant dans la BO de « La bande du Rex ». D’autres BOF suivront : « Dieu seul me voit » (1998), « Da Vinci Code » (2006), évidemment le biopic « Gainsbourg Vie héroïque » (2010), « Bird People » (2014), « La forme de l’eau / « The Shape Of Water » (2017).

Ne vous déplaise, à l’heure où plus personne ne parle en javanais, elle continue de faire parler, danser et aimer… « le temps d’une chanson ».

L’anecdote

C’est en 2017, que Julien Doré enregistre « La Javanaise » en japonais avec Clément A et Baptiste Homo du groupe Omoh. L’ex-lauréat de la Nouvelle Star 2007, qui a été introduit au Pays du Soleil Levant par Sylvie Vartan, en tourne même un clip.
Assis lascivement sur une balançoire en minishort de jean frangé, il se laisse aller à croiser et décroiser les jambes au rythme de coups de reins qui lui permettent de s’envoler très haut dans le cœur des jeunes et moins jeunes Nippones.
Nul doute qu’avec la sensualité qu’il y exprime, il prend enfin la relève des chanteurs blonds français qui avaient eu une certaine audience au Japon dans les années 70, de Patrick Juvet à Dave.
Dernier détail : cette version japonaise aurait été adaptée par la maman de sa régisseuse à la Nouvelle Star.

A noter aussi qu’une quinzaine d’années avant Julien Doré, le Japonais Kenzo Saeki – spécialiste de variété française - avait déjà enregistré ce titre en japonais.

Les reprises

Voici une liste de versions enregistrées de « La javanaise », en français et en anglais, depuis que ce titre a conquis la planète.
1963 Michèle Arnaud « La Javanaise » (version restée inédite jusqu’en 1996)
1974 Claude Nougaro « La Javanaise »
1991 Manu Dibango « La Javanaise »
1992 Sacha Distel « La Javanaise »
1992 Sacha Distel « As We Were Dancing »
1997 Régine “La Javanaise”
1998 Mick Harvey « As We Were Dancing »
1999 Trio Esperança « Ja vou nessa »
2001 Patrick Bruel « La Javanaise »
2004 Persil 63 « La Javanaise »
2006 Madeleine Peyroux « La Javanaise »
2007 Nana Mouskouri « La Javanaise »
2007 Elina Duni « La Javanaise »
2007 Victoria Abril « La Javanaise »
2007 Nana Mouskouri « La Javanaise »
2008 François Valéry « La Javanaise »
2008 Véronique Sanson « La Javanaise »
2010 Maya Andrade « La Javanaise »
2010 Eric Elmosnino & Anna Mouglalis (Film “Gainsbourg Vie héroïque”), Les Enfoirés, Florent Pagny
2012 Iggy Pop « La Javanaise »
2013 Jil Barber « La Javanaise ».

©Rue des Archives/AGIP

Bulletin de déclaration "La Javanaise"
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L'auteur

Jean-Pierre Pasqualini

Animateur sur Melody, la chaine vintage de divertissement musical depuis 2003, JPP en dirige les programmes depuis 2013.

Cet ex-pionnier de la radio FM (entre 1982 et 1985) et rédacteur en chef de Platine Magazine durant 25 ans (de 1992 à 2017), membre de l’Académie Charles Cros et du Collège des Victoires de la Musique, est aussi sollicité régulièrement par de nombreux médias (M6, W9, C8…). Ces derniers mois, il a participé à de nombreux documentaires sur la chanson patrimoniale (Hallyday, Sardou, Pagny, Renaud…), comme contemporaine (Stromae, Christophe Mae…).

JPP intervient également sur les chaines et dans les émissions de News (BFM, LCI, C News, « Morandini », « C’est à vous »…) et les radios (Sud Radio, Europe Un, RMC Info Sport, France Inter…) pour des événements liés à la chanson (Eurovision, Disparitions de France Gall, Charles Aznavour, Dick Rivers…). Il a même commenté en direct les obsèques de Johnny Hallyday sur France 2 avec Julien Bugier.

Coté chansons, JPP a participé, depuis presque 30 ans, à de nombreux tremplins, du Pic d’or de Tarbes au Festival de Granby au Québec en passant par le tremplin du Chorus des Hauts de Seine.
Enfin, JPP a produit des artistes comme Vincent Niclo, en manage d’autres comme Thierry de Cara (qui a réalisé le premier album des Fréro Delavega)…
JPP a signé quelques ouvrages sur la musique et écrit des textes de chansons. Il a même déjà travaillé sur un album certifié disque de platine (Lilian Renaud).