« Elle avait des bagues à chaque doigt / Des tas de bracelets autour des poignets / Et puis elle chantait avec une voix / Qui, sitôt, m'enjôla » : quand on découvre en 1962 cette chanson interprétée par Jeanne Moreau dans le film Jules et Jim de François Truffaut presque tout le monde ignore – et même une grosse cinquantaine d’années plus tard – qu’elle parle de Jeanne Moreau elle-même.
Ce n’est d’ailleurs pas la seule singularité du Tourbillon que d’être révélé par son personnage principal : il n’est peut-être pas de chanson aussi célèbre dans le monde francophone qui ait été écrite et composée par quelqu'un dont ce n’est pas le métier et qui refuse même d’en faire sa profession.
Pour les spectateurs, c’est une révélation, mais pour lui-même, pour Jeanne Moreau ou pour François Truffaut, c’est presque une conclusion.
Car cela fait des années que leur trotte dans la tête la petite phrase qui clôt le refrain « Chacun pour soi est reparti / Dans l’tourbillon d’la vie ». Et ce refrain-là, c’est l’histoire de Jeanne Moreau et de son premier mari, l’acteur et réalisateur Jean-Louis Richard.
À l’époque, Serge Rezvani est un peintre dont la cote et la renommée enflent peu à peu. Ce personnage de la bohème de la Rive gauche est russo-iranien et follement amoureux de Lula, son épouse et muse.
Puisque, dans les années 50, les disques sont rares et chers, il apprend pour elle à poser les doigts sur une guitare, et il chante ce qui lui passe par la tête. Dans leur petit appartement, ils passent des soirées en improvisations et en fantaisies qui, peu à peu, constituent un répertoire très personnel de chansons aux drôles de formes, tissées de célébrations de l’instant présent écrites au passé...
Quelques professionnels de la chanson entendent ces chansons, comme Boris Vian ou le jazzman Ward Swingle (pas vraiment convaincus) ou la chanteuse Francesca Solleville, qui est la première à intégrer ses œuvres dans son tour de chant.
Quand Truffaut prépare son film Jules et Jim, il pense d’abord commander des chansons à Serge Gainsbourg puis finalement demande à Rezvani l’autorisation de prendre son Tourbillon, et que Rezvani accompagne Jeanne Moreau. Le peintre avance masqué, sous le nom de Cyrius Bassiak.
Or Le Tourbillon contribue à la gloire du film et Rezvani va devoir écarter les offres de Hollywood et de l’élite des producteurs de cinéma européen.
Il se refuse à Brigitte Bardot ou à Régine, mais accepte qu’Anna Karina chante La Ligne de chance dans le film Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard.
Puis Jeanne Moreau enregistre tout un 33 tours de Bassiak, porté par le merveilleux J’ai la mémoire qui flanche, autre chanson devenue aussitôt un classique. Malgré lui, Rezvani est devenu un grand nom de la chanson.
©Farabola/Leemage
L'auteur