X
interstitiel
Chronique
Brandus et Berlioz
De l'inaltérabilité d'une oeuvre
Une symphonie, ce n’est pas un opéra, même "Roméo et Juliette" d’Hector Berlioz.

Le jeune compositeur est fasciné en 1827 par la tragédie de William Shakespeare dans laquelle l’actrice irlandaise Harriet Smithson est sublime. Elle lui inspirera la Symphonie héroïque et il l’épousera en 1833. Est-ce pour éviter que quiconque n’ait à établir de comparaison entre « sa » Juliette et une autre Juliette cantatrice qu'Hector Berlioz choisit de composer un Roméo et Juliette sans Roméo ni Juliette ?

Ce ne sera pas un opéra mais une « symphonie pour solistes, chœur et orchestre ». Le chœur incarnera les Capulet et les Montaigu, les voix lyriques solistes tiennent les rôles secondaires de la tragédie tandis que les amants de Vérone sont personnifiés par l’orchestre.

La rencontre avec Brandus

Les préliminaires du chantier ont lieu dès 1830, mais Berlioz ne donnera la première de Roméo et Juliette qu’à la fin de 1839, en présence de Richard Wagner, très impressionné. Mais ces trois représentations au Conservatoire resteront longtemps les seules données à Paris pour l’œuvre intégrale. Même si le compositeur est très respecté pour son talent de chef d’orchestre, pour ses innovations formelles et pour la puissance de son inspiration, il est sans cesse limité dans ses ambitions artistiques par le peu de confiance que lui accordent les directeurs de salles en France.

En revanche, il triomphe en Russie, dans les pays de langue allemande, en Grande-Bretagne, en Hongrie… Cela renforce l’importance que peut avoir pour lui un éditeur suffisamment solide pour diffuser des partitions dans toute l’Europe en garantissant au compositeur une juste rétribution. Cela explique qu’il signe chez Brandus, maison créée en 1846 par Louis et Gemmy Brandus, deux frères allemands devenus français. Quand elle disparaitra en 1887, le fonds de la maison Brandus comptera plus de 13 000 œuvres de Berlioz, Rossini, Bellini, Donizetti, Meyerbeer, Auber, Offenbach, Chopin, Liszt, Mendelssohn, Géraldy…

On ne peut démembrer un opéra

C’est donc un éditeur puissant qui répond en 1875 à Léopold Rollot, agent général de la Sacem. Sans doute y a-t-il un litige autour d’airs de Roméo et Juliette, à une époque où la démocratisation du piano est un appel d’air extraordinaire pour l’édition, puisqu’il faut alimenter en partitions les centaines de milliers de foyers des classes moyennes équipés de pianos produits industriellement.

À la Sacem, on bataille contre la pratique qui consiste à isoler les airs d’un opéra, les réarranger et en diffuser des partitions concurrentes de celles de l’éditeur de l’ouvrage intégral. Berlioz étant mort en 1869, son éditeur affronte une pratique lucrative qui lui porte préjudice.

Aussi Louis Brandus est-il très ferme : « En réponse à votre lettre du 1er courant, j’ai l’honneur de vous dire que du temps où Berlioz composa sa symphonie de Roméo et Juliette, il n’était pas encore d’usage de dresser de longs traités comme cela est devenu nécessaire de nos jours, et d’ailleurs la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique n’existait pas encore. Voici cependant la copie textuelle de la pièce écrite en entier de la main de Berlioz, qui constate ma propriété de l’œuvre en question du maître. »

Brandus ne peut produire un contrat tel que ceux qui sont devenus la norme dans les relations entre auteurs et éditeurs, mais il dispose d’une déclaration écrite de Berlioz datée de février 1847. Et il insiste : on ne peut considérer Roméo et Juliette comme un opéra que chacun serait libre de démembrer et de réorchestrer. Berlioz tenait à cette forme symphonique dans laquelle ce n’est pas la voix qui exprime les moments les plus saillants du drame, tout comme Beethoven avec sa IXe symphonie. Le combat n’est pas seulement esthétique : c’est aussi la défense du caractère inaltérable de l’œuvre. Un point central de la protection des auteurs et éditeurs.

Par Bertrand Dicale

Correspondance de Brandus au sujet de l'oeuvre "Roméo et Juliette"
DÉCOUVRIR L'ARCHIVE

L'auteur

Bertrand Dicale

Bertrand Dicale explore la culture populaire.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson ou à des vies d’artistes (Serge Gainsbourg, Georges Brassens, Juliette Gréco, Charles Aznavour, Cheikh Raymond…), il est chroniqueur sur France Info (« Ces chansons qui font l’actu ») et auteur de documentaires pour la télévision.

Par ailleurs auteur de que Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles, il est membre du Conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage.

Il dirige également la rédaction de News Tank Culture, média numérique par abonnement spécialisé sur l’économie et les politiques de la culture.