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Chronique
Viens poupoule - Henri Christiné et Alexandre Trébitsch
Quand j'entends des chansons, ça m'rend tout polisson

Un diminutif en vaut bien un autre. Karlineken, ce serait quelque chose comme un « Carolinounette » que l’on infligerait outre-Rhin à une Karolina.
Il faut beaucoup d’efforts pour en arriver à Poupoule dans une adaptation française, mais c’est un coup de génie qui, plus d’un siècle après, trouve toujours écho dans notre mémoire collective avec l’imparable refrain « Viens poupoule, viens poupoule, viens ! / Quand j'entends des chansons / Ça m’rend tout polisson / Ah ! viens poupoule, viens poupoule, viens ! / Souviens-toi que c'est comme ça / Que je suis devenu papa ».

Chacun se souvient également, en ligne directe comme via une citation par Jacques Brel dans Les Bigotes, du début de Viens poupoule : « Le samedi soir après l'turbin / L'ouvrier parisien / Dit à sa femme : Comme dessert / J'te paie l'café-concert ».

Le Paris des classes populaires

Vu d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement du divertissement, c’est aussi un document de première main sur la vie des classes populaires dans le Paris des premières années du XXe siècle : la frénésie de plaisir, la grivoiserie bon enfant, l’ambiance de ces cafés-concerts où se presse chaque soir un public qui boit, fume, chante et chahute.

Ainsi, pendant l’automne 1902 à la Scala – un des plus grands caf’ conc’ parisiens –, Félix Mayol passe immédiatement après le numéro de la danseuse Adrienne Larive.

Il est tout en haut de l’affiche, installé aux sommets depuis quelques saisons avec les créations de La Paimpolaise, À la cabane bambou, Cette petite femme-là, Le petit Grégoire, La Polka des trottins… Soir après soir, il remarque la mélodie d’une polka dansée frénétiquement par Adrienne Larive.

Renseignement pris, c’est un succès en Allemagne, Komm Karlineken, Komm, créé en 1898 sur une musique et des paroles originales d’Adolph Spahn.

Il contacte Christiné, compositeur et arrangeur prolifique qui écrit aussi des textes bien troussés. Ils essayent des dizaines de prénoms – Lisette, Ninette, Musette, Amélie, Virginie, Euphrasie, Mélanie…
Rien ne convient, jusqu’à la sortie des spectateurs, un dimanche. Mayol et Christiné sont dans le hall de la Scala quand ils entendent un ouvrier qui houspille sa femme en descendant l’escalier : « Allons, viens poupoule ! Viens ! »

Une galerie de portraits

« Jamais je n'ai vu ni connu un tel emballement au travail... La réunion de ce «viens» et de ce «poupoule», que déjà je m'appliquais à dire en gonflant les joues, nous sembla d'un effet irrésistible », écrira Mayol quelques décennies plus tard dans ses mémoires.
Avec l’aide d’un second parolier, Alexandre Trébitsch, Christiné fait défiler une galerie de portraits que Mayol va détailler sur scène avec force mimiques : les habitués des guinguettes au bord de l’eau, l’agent de police qui ferme les yeux sur les bagarres des apaches pendant sa promenade du soir, « deux vieux époux tout tremblotants », « les jeunes mariés très amoureux » et enfin « un député tout frais nommé ».

Le 18 novembre 1902, le jour de son trentième anniversaire, Mayol crée Viens poupoule. Succès immédiat.
Non seulement des spectateurs ne vont à la Scala que pour voir cette chanson (et l’artiste obtient le doublement de ses cachets), mais des milliers d’interprètes la reprennent dans tous les caf’ conc’ de France, dans toutes les soirées d’amateurs, dans des millions de banquets, de chambrées militaires ou de pauses à l’atelier. Et une chanson allemande finit par paraître, pour des générations, comme un parangon de la chanson franchouillarde.

Bulletin de déclaration "Viens poupoule!"
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L'auteur

Bertrand Dicale

Bertrand Dicale explore la culture populaire.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson ou à des vies d’artistes (Serge Gainsbourg, Georges Brassens, Juliette Gréco, Charles Aznavour, Cheikh Raymond…), il est chroniqueur sur France Info (« Ces chansons qui font l’actu ») et auteur de documentaires pour la télévision.

Par ailleurs auteur de que Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles, il est membre du Conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage.

Il dirige également la rédaction de News Tank Culture, média numérique par abonnement spécialisé sur l’économie et les politiques de la culture.