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Chronique
Mon manège à moi - Edith Piaf
Par Norbert Glanzberg et Jean Constantin

Souvent, un film rend célèbre une chanson. Il est plus rare que, comme pour Mon manège à moi, une chanson échappe à sa destinée de cinéma. En 1958, le réalisateur Jacques Tati fait appel à Norbert Glanzberg pour composer la bande originale de Mon oncle. Ce compositeur qui a fréquenté dans sa jeunesse Alban Berg et Bela Bartók est aussi connu pour avoir donné Padam padam à Édith Piaf ou Les Grands Boulevards à Yves Montand…
Il a récemment proposé à ce dernier une mélodie de rumba, mais elle ne convainc pas complètement un des artistes les plus exigeants de la chanson française. Il voudrait l’entendre avec des arrangements…

Une méprise

En travaillant sur la musique de Mon oncle, Glanzberg compose une mélodie qui sera orchestrée de manière originale : l’accompagnement du couplet devient la mélodie du refrain et la mélodie du couplet sert d’accompagnement au refrain. Jacques Tati lui demande une maquette, que le compositeur enregistre sur place, aux studios de la Victorine, à Nice. Et, puisque les musiciens sont là, il enregistre aussi la rumba pour Montand sur disque souple.

Glanzberg l’expédie à Paris, chez Jean Constantin, chanteur et parolier astucieux (il signera Mon truc en plumes, le plus grand succès de Zizi Jeanmaire) avec mission d’écrire un texte et d’aller le présenter à Montand.
Quelques jours plus tard, le compositeur reçoit par le courrier le retour de son disque, un texte de chanson et un petit mot de Jean Constantin qui lui fait remarquer que sa musique ne ressemble pas du tout à une rumba. Glanzberg comprend la méprise : il lui a expédié la musique de Mon oncle et non la mélodie attendue par Montand.

L’histoire s’arrêterait sans Édith Piaf. Elle téléphone à Norbert Glanzberg en pleine nuit et, de sa voix gouailleuse mais furieuse, elle lance : « La chanson que Constantin m’a chantée, cette histoire de manège, c’est de la merde. » Et, d’ailleurs, ajoute-t-elle, Montand aussi trouve que c’est de la merde. Glanzberg comprend alors que Constantin a proposé de lui-même la chanson à Piaf.

Piqué au vif

Il pourrait s’en tenir là : il s’agit d’une composition qu’il a vendue pour un film, après tout. Or Norbert Glanzberg est extrêmement susceptible.
Si bien qu'il va la voir le lendemain, s’assied au piano et c’est le miracle : Piaf aime tout, la mélodie, le rythme, le texte (prodigieux, il est vrai : « Tu me fais tourner la tête / Mon manège à moi, c'est toi / Je suis toujours à la fête / Quand tu me tiens dans tes bras / Je ferais le tour du monde / Ça ne tournerait pas plus que ça / La terre n'est pas assez ronde / Pour m'étourdir autant qu’toi »)…
Aussi catégorique qu’elle était en refusant la chanson, elle annonce maintenant qu’elle la chantera pour l’ouverture de la saison à l’Alhambra. Le compositeur pense tenir la vengeance de sa nuit interrompue en lui disant que, de toute manière, la chanson n’est pas pour elle mais pour Mon oncle.

Or Piaf est Piaf. Elle contacte Tati et lui fait une telle offre financière qu’il renonce à sa mélodie. Glanzberg accepte, sans imaginer encore que l’enregistrement de Mon manège à moi par la Môme puis par Yves Montand et par des dizaines d’interprètes – de Marcel Amont à Étienne Daho – feront de Mon manège à moi l’œuvre la plus profitable de son catalogue.

Par Bertrand Dicale
© Roger-Viollet

Partition "Mon manège à moi"
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L'auteur

Bertrand Dicale

Bertrand Dicale explore la culture populaire.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson ou à des vies d’artistes (Serge Gainsbourg, Georges Brassens, Juliette Gréco, Charles Aznavour, Cheikh Raymond…), il est chroniqueur sur France Info (« Ces chansons qui font l’actu ») et auteur de documentaires pour la télévision.

Par ailleurs auteur de que Ni noires, ni blanches – Histoire des musiques créoles, il est membre du Conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage.

Il dirige également la rédaction de News Tank Culture, média numérique par abonnement spécialisé sur l’économie et les politiques de la culture.