Pour des millions de francophones, "Oh ! les filles" par Au Bonheur des Dames est un des meilleurs souvenirs musicaux des années 70, un galop de rock’n’roll juvénile qui jouit d’une extraterritorialité temporelle légère comme une bulle d’innocence.
À une époque où les jeunes gens sont, dans leurs relations avec l’autre sexe, obsédés par l’objectif – et la possibilité – de « conclure », il y a évidemment quelque chose de rafraichissant dans la candeur du récit : « Je suis sorti avec Hélène / Dans un café on s'est assis / Quand je lui ai dit que je l'aime / Elle m'a dit qu'elle m'aimait aussi / Le lendemain j'lui téléphone / Elle me dit que tout est fini ».
Et le refrain, tout en puisant dans le vieux fond du sexisme le plus bêta, se révèle d’une efficacité parfaite pour conquérir irrésistiblement mange-disques, juke-box et Teppaz : « Oh les filles, oh les filles / Elles me rendent marteau / Oh les filles, oh les filles / Moi je les aime trop ».
En 1974, il est des experts du rockabilly pour savoir que, derrière Oh ! les filles, il y a Sugaree, enregistré par Rusty York en 1959 – une version beaucoup plus rythmée et ré-harmonisée d’une chanson gravée par les Jordanaires en 1956. Mais, à l’époque, la plupart des jeunes fans d’Au Bonheur des Dames ignorent qu’il existe un chaînon manquant dans cette histoire d’Oh ! les filles.
Il est vrai que le groupe est totalement dans l’air du temps, volontiers parodique et abordant le rock au second degré, entre travestissement acide et blagues potaches, porté par les personnalités de ses frontmen Eddick Ritchell, Ramon Pipin et Rita Brantalou. Et, même quand ils reprennent Twist à Saint-Tropez, succès des Chats Sauvages en 1961 devenu un grand classique de l’âge yé-yé, on n’a pas forcément de soupçons quant à Oh ! les filles.
De toute manière, qui se souvient des Pingouins ?
C’est le groupe qui a enregistré l’adaptation de Sugaree par le prolifique Eddie Vartan en 1962. Quand déferle la version d’Au Bonheur des Dames, douze ans plus tard, il est totalement oublié.
Les Pingouins ont sorti deux 45 tours avant que le chanteur, Lou Vincent, ne parte à l’armée.
En son absence, le groupe a enregistré deux 45 tours instrumentaux… et puis il s’est dispersé.
Libéré de ses obligations militaires, Lou Vincent a tenté une carrière sous le nom de Thierry Vincent. Et il est assez vite devenu directeur artistique en maison de disques et c’est ainsi que, des années plus tard, il travaille avec Au Bonheur des Dames.
Et dans le studio, l’ingénieur du son qui enregistre Oh ! les filles s’appelle Dominique Blanc-Francard, à l’aube d’une carrière légendaire qui le fera travailler avec Alain Souchon, Étienne Daho, Stephan Eicher, Julien Clerc, Claude Nougaro, les Rita Mitsouko, Françoise Hardy, Jane Birkin ou Carla Bruni…
Or, des années plus tôt, Dominique Blanc-Francard s’appelait seulement Mino et la pochette d’Oh ! les filles par les Pingouins le présentait ainsi : « Mino, 16 ans et demi : guitare rythmique, est un fanatique de gelati. Son jeu a la régularité d’un métronome. »
Entre les anciens yé-yé et le nouveau rock volontiers délirant des seventies, le passage de relais est naturel… mais plutôt discret. Car, lorsque le 45 tours d’Au Bonheur des Dames atteint la 2e place du hit-parade de RTL en juillet 1974, on en parle comme d’une des sensations les plus neuves de la saison, et non comme d’une reprise-pastiche d’un joyau perdu des sixties…
Bertrand Dicale
L'auteur