Rappelons-nous : sa toute première apparition en studio, le 8 avril 1953, était aussi l’ultime séance d’enregistrement de Django Reinhardt. Martial avait poussé le génial guitariste dans des zones de modernité insoupçonnées. Il avait débarqué à Paris, en provenance d’Alger, en 1950, et immédiatement plongé dans la vie nocturne des clubs parisiens, le Club Saint-Germain, puis le Blue Note. Il y a accompagné le gotha du jazz américain de passage.
Martial Solal est l’auteur d’une discographie considérable, que ce soit en piano solo, en duo (ah, ses conversations à clavier intempéré avec Lee Konitz !), en trio comme à la tête de son Dodecaband. Souvent, ses enregistrements s’appréhendent comme des essais, au sens littéraire du terme, des jeux de piste, un art de jouer avec les contraintes, quel que soit le format. Des musiques audacieuses, cinglantes, insolites, bourrées d’intelligence, assemblées comme les fragments d’un tableau cubiste.
Martial Solal, en sept décennies de carrière, n’a cessé de défier le confort des normes. Au royaume de l’improvisation, il affiche une passion pour la composition. Paradoxal ? Non, juste la nécessité de concrétiser un rêve. Dès 1958, il écrit une Suite en ré bémol pour quartette de jazz de 30 minutes qui renvoie les standards de 32 mesures à la préhistoire. Dans les années 70, Marius Constant l’encourage à écrire une pièce où un trio de jazz dialogue avec un quintette de cuivres contemporain. Il récidivera à plusieurs reprises, jusqu’en 1997 où il livre une sorte de manifeste de ces échanges avec le Concerto Coexistence pour piano et orchestre, et encore en 2014, quand il propose un Concerto pour saxophone. Il y eut aussi ces très nombreuses musiques de film dans les années 60, où Solal est à la fois un compositeur et un arrangeur résolument singulier. L’une des plus fameuses est celle de Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard.
Pour mieux jouer du lâcher-prise de l’improvisation, dont il fut un phénomène de vivacité, d’humour et d’intelligence virevoltante, Martial Solal travaillait le piano comme un forcené, s’imposant des heures et des heures d’exercices quotidiens sur des partitions classiques. « L’improvisation, ça ne s’improvise pas » : il aurait pu faire sienne cette maxime. Malicieux, il avait un point de vue très personnel sur les clichés qui peuvent encombrer la plupart des grands jazzmen : « Les clichés ne sont pas un problème, disait-il, il suffit d’en avoir assez dans son escarcelle pour qu’ils ne reviennent pas souvent. » Car avec l’humour, sa lucidité était une de ses élégances et son exigence, une philosophie de vie.
Dans la conversation, comme pour les titres de ses compositions, Martial Solal avait aussi un goût prononcé pour les calembours. On se souvient, parmi cent autres, de son clin d’œil au réalisateur Jean-Christophe Averty pour Averty, c’est moi, au critique Lucien Malson sur Lucien, valsons, au célèbre photographe Jean-Pierre Leloir avec Leloir est cher…
À l’occasion de son dernier concert, à la Salle Gaveau, à Paris, là où il avait lui-même produit son premier passage en mai 1962, il déclarait : « Au moment où j’entrais en scène, ce 23 janvier 2019, je ne savais pas encore que je déciderais de ne plus jouer de piano, plus de soixante-dix ans après mes débuts. Pour maintenir un certain niveau, cet instrument exige de vous une fréquentation quotidienne, il vous demande de la délicatesse, de la brutalité, de l’énergie surtout. J’ai vécu avec ces exigences toute ma vie, avec le bonheur de constater les progrès, les avancées techniques, musicales, les enrichissements rythmiques, harmoniques, que l’on acquiert avec le temps. »
Comme Art Tatum en son temps, Martial Solal n’a pas d’héritiers directs. Sauf à considérer que ses leçons d’exigence et de liberté sont une philosophie de vie pour toute la communauté du jazz qui pleure son départ.
« Créateur insatiable, Martial Solal a marqué de son empreinte le jazz et la musique des soixante-dix dernières années. Compositeur audacieux, bourreau de travail, il aura jusqu’au bout conservé cette exigence qui le caractérise, donnant à sa musique le pouvoir de ne jamais cesser de nous surprendre. » Patrick Sigwalt, président du Conseil d'administration.
Publié le 12 décembre 2024